Je l'appelle. On n'arrivera pas si on marche comme ça d'un pas de procession. Allons!
Nous arrivons, moi en avant et Poterloo qui, la tête brouillée et alourdie de pensées, se traîne derrière, essayant vainement d'échanger des regards avec les choses, a une dépression de terrain. Là, la route est en contrebas, un pli la cache du côté du Nord. En cet endroit abrité, il y a un peu de circulation.
Sur le terrain vague, sale et malade, où de l'herbe desséchée s'envase dans du cirage, s'alignent des morts. On les transporte là lorsqu'on en a vidé les tranchées ou la plaine, pendant la nuit. Ils attendent – quelques-uns depuis longtemps – d'être nocturnement amenés aux cimetières de l'arrière.
On s'approche d'eux doucement. Ils sont serrés les uns contre les autres; chacun ébauche avec les bras ou les jambes, un geste pétrifié d'agonie différent. Il en est qui montrent des faces demi-moisies, la peau rouillée, jaune avec des points noirs. Plusieurs ont la figure complètement noircie, goudronnée, les lèvres tuméfiées et énormes: des têtes de nègres soufflées en baudruche.
Entre deux corps, sortant confusément de l'un ou de l'autre, un poignet coupé et terminé par une boule de filaments.
D'autres sont des larves informes, souillées, d'où pointent de vagues objets d'équipement ou des morceaux d'os. Plus loin, on a transporté un cadavre dans un état tel qu'on a dû, pour ne pas le perdre en chemin, l'entasser dans un grillage de fil de fer qu'on a fixé ensuite aux deux extrémités d'un pieu. Il a été ainsi porté en boule dans ce hamac métallique, et déposé là. On ne distingue ni le haut, ni le bas de ce corps; dans le tas qu'il forme, seule se reconnaît la poche béante d'un pantalon. On voit un insecte qui en sort et y rentre.
Autour des morts volettent des lettres qui, pendant qu'on les disposait par terre, se sont échappées de leurs poches ou de leurs cartouchières. Sur l'un de ces bouts de papier tout blancs, qui battent de l'aile à la bise, mais que la boue englue, je lis, en me penchant un peu, une phrase: «Mon cher Henri, comme il fait beau temps pour le jour de ta fête!» L'homme est sur le ventre; il a les reins fendus d'une hanche à l'autre par un profond sillon; sa tête est à demi retournée; on voit l'œil creux et sur la tempe, la joue et le cou, une sorte de mousse verte a poussé.
Une atmosphère écœurante rôde avec le vent autour de ces morts et de l'amoncellement de dépouilles qui les avoisine: toiles de tentes ou vêtements en espèce d'étoffe maculée, raidie par le sang séché, charbonnée par la brûlure de l'obus, durcie, terreuse et déjà pourrie, où grouille et fouille une couche vivante. On en est incommodé. Nous nous regardons en hochant la tête et n'osant pas avouer tout haut que ça sent mauvais. On ne s'éloigne pourtant que lentement.
Voici poindre dans la brume des dos courbés d'hommes qui sont joints par quelque chose qu'ils portent. Ce sont des brancardiers territoriaux chargés d'un nouveau cadavre. Ils avancent, avec leurs vieilles têtes hâves, ahanant, suant et faisant la grimace sous l'effort. Porter un mort dans des boyaux, à deux, lorsqu'il y a de la boue, c'est une besogne presque surhumaine.
Ils déposent le mort qui est habillé de neuf.
– Y a pas longtemps, va, qu'il était d'bout, dit un des porteurs. V'là deux heures qu'il a reçu sa balle dans la tête pour avoir voulu chercher un fusil boche dans la plaine: il partait mercredi en permission et voulait l'apporter chez lui. C'est un sergent du 405e, de la classe 14. Un gentil p'tit gars, avec ça.
Il nous le montre: il soulève le mouchoir qui est sur la figure: il est tout jeune et a l'air de dormir; seulement, la prunelle est révulsée, la joue est cireuse, et une eau rose baigne les narines, la bouche et les yeux.
Ce corps qui met une note propre dans ce charnier, qui, encore souple, penche la tête sur le côté quand on le remue, comme pour être mieux, donne l'illusion puérile d'être moins mort que les autres. Mais, moins défiguré, il est, semble-t-il, plus pathétique, plus proche, plus attaché à qui le regarde. Et si nous disions quelque chose devant tout ce monceau d'êtres anéantis, nous dirions: «Le pauvre gars!»
On reprend la route qui, à partir de là, commence à descendre vers le fond où est Souchez. Cette route apparaît sous nos pas, dans les blancheurs du brouillard, comme une effrayante vallée de misère. L'amas des débris, des restes et des immondices s'accumule sur l'échine fracassée de son pavé et sur ses bords fangeux, devient inextricable. Les arbres jonchent le sol ou ont disparu, arrachés, leurs moignons déchiquetés. Les talus sont renversés ou bouleversés par les obus. Tout le long, de chaque côté de ce chemin où seules sont debout les croix des tombes, des tranchées vingt fois obstruées et recreusées, des trous, des passages sur des trous, des claies sur des fondrières.
À mesure qu'on avance, tout apparaît retourné, terrifiant, plein de pourriture, et sent le cataclysme. On marche sur un pavage d'éclats d'obus. À chaque pas, le pied en heurte; on se prend comme à des pièges, et on trébuche dans la complication des armes rompues, de machines à coudre, parmi les paquets de fils électriques, les équipements allemands et français, déchirés dans leur écorce de boue sèche, les monceaux suspects de vêtements englués d'un mastic brun rouge. Et il faut veiller aux obus non éclatés qui, partout, sortent leur pointe ou présentent leurs culots ou leurs flancs, peints en rouge, en bleu, en bistre.
– Ça, c'est l'ancienne tranchée boche, qu'ils ont fini par lâcher…
Elle est par endroits bouchée; à d'autres, criblée de trous de marmites. Les sacs de terre ont été déchirés, éventrés, se sont écroulés, vidés, secoués au vent, les boiseries d'était ont éclaté et pointent dans tous les sens. Les abris sont remplis jusqu'au bord par de la terre et par on ne sait quoi. On dirait, écrasé, élargi et limoneux, le lit à demi desséché d'une rivière abandonnée par l'eau et par les hommes. À un endroit, la tranchée est vraiment effacée par le canon; le fossé évasé s'interrompt et n'est plus qu'un champ de terre fraîche formé de trous placés symétriquement à côté les uns des autres en longueur et en largeur.
J'indique à Poterloo ce champ extraordinaire où une charrue gigantesque semble avoir passé.
Mais il est préoccupé jusqu'au fond des entrailles par le changement de face du paysage.
Il désigne du doigt un espace dans la plaine, d'un air stupéfait, comme s'il sortait d'un songe.
– Le Cabaret Rouge!
C'est un champ plat dallé de briques cassées.
– Et qu'est-ce que c'est que ça?
Une borne? Non, ce n'est pas une borne. C'est une tête, une tête noire, tannée, cirée. La bouche est toute de travers, et on voit la moustache qui se hérisse de chaque côté: une grosse tête de chat carbonisé. Le cadavre – un Allemand – est dessous, enterré en hauteur.
– Et ça?
C'est un lugubre ensemble formé d'un crâne tout blanc, puis à deux mètres du crâne, une paire de bottes, et, entre les deux, un monceau de cuirs effilochés et de chiffons cimentés par une boue brune.
– Viens. Il y a déjà moins de brouillard. Dépêchons-nous.
À cent mètres en avant de nous, dans les ondes plus transparentes du brouillard, qui se déplacent avec nous et nous voilent de moins en moins, un obus siffle et éclate… Il est tombé à l'endroit où nous allons passer.