On rencontre par terre de petits rails qui rampent perdus dans le foin séché sur pied. Poterloo me montre, de sa botte, ce bout de voie abandonné, et sourit:
– Ça, c'est notre chemin de fer. C'est un tortillard, qu'on appelle. Ça doit vouloir dire «qui se grouille pas». Il n'allait pas vite! Un escargot y aurait tenu le pied! On le refera. Mais il n'ira pas plus vite, certainement. Ça lui est défendu!
Quand nous arrivâmes en haut de la côte, il se retourna et jeta un dernier coup d'œil sur les lieux massacrés que nous venions de visiter. Plus encore que tout à l'heure, la distance recréait le village à travers les restes d'arbres qui, diminués et rognés, semblaient de jeunes pousses. Mieux encore que tout à l'heure, le beau temps disposait sur ce groupement blanc et rose de matériaux d'une apparence de vie et même un semblant de pensée. Les pierres subissaient la transfiguration du renouveau. La beauté des rayons annonçait ce qui serait, et montrait l'avenir. La figure du soldat qui contemplait cela s'éclairait aussi d'un reflet de résurrection. Le printemps et l'espoir y déteignaient en sourire; et ses joues roses, ses yeux bleus si clairs et ses sourcils jaune d'or avaient l'air peints de frais.
On descend dans le boyau. Le soleil y donne. Le boyau est blond, sec et sonore. J'admire sa belle profondeur géométrique, ses parois lisses polies par la pelle, et j'éprouve de la joie à entendre le bruit franc et net que font nos semelles sur le fond de terre dure ou sur les caillebotis, petits bâtis de bois posés bout à bout et formant plancher.
Je regarde ma montre. Elle me fait voir qu'il est neuf heures; et elle me montre aussi un cadran délicatement colorié où se reflète un ciel bleu et rose, et la fine découpure des arbustes qui sont plantés là, au-dessus des bords de la tranchée.
Et Poterloo et moi nous nous regardons également, avec une sorte de joie confuse; on est content de se voir, comme si on se revoyait! Il me parle, et moi qui suis bien habitué pourtant à son accent du Nord qui chante, je découvre qu'il chante.
Nous avons eu de mauvais jours, des nuits tragiques, dans le froid, dans l'eau et la boue. Maintenant, bien que ce soit encore l'hiver, une première belle matinée nous apprend et nous convainc qu'il va avoir bientôt, encore une fois, le printemps. Déjà le haut de la tranchée s'est orné d'herbe vert tendre et il y a, dans les frissons nouveau-nés de cette herbe, des fleurs qui s'éveillent. C'en sera fini des jours rapetissés et étroits. Le printemps vient d'en haut et d'en bas. Nous respirons à cœur joie, nous sommes soulevés.
Oui, les mauvais jours vont finir. La guerre aussi finira, que diable! Et elle finira sans doute dans cette belle saison qui vient et qui déjà nous éclaire et commence à nous caresser avec sa brise.
Un sifflement. Tiens, une balle perdue…
Une balle? Allons donc! C'est un merle!
C'est drôle comme c'était pareil… Les merles, les oiseaux qui crient doucement, la campagne, les cérémonies des saisons, l'intimité des chambres, habillées de lumière… Oh! la guerre va finir, on va revoir à jamais les siens: la femme, les enfants, ou celle qui est à la fois la femme et l'enfant, et on leur sourit dans cet éclat jeune qui, déjà, nous réunit.
… À la fourche des deux boyaux, sur le champ, au bord, voici comme un portique. Ce sont deux poteaux appuyés l'un sur l'autre avec, entre eux, un enchevêtrement de fils électriques qui pendent comme des lianes. Cela fait bien. On dirait un arrangement, un décor de théâtre. Une mince plante grimpante enlace l'un des poteaux et, en la suivant des yeux, on voit qu'elle a déjà osé aller de l'un à l'autre.
Bientôt, à longer ce boyau dont le flanc herbeux frissonne comme les flancs d'un beau cheval vivant, nous aboutissons dans notre tranchée de la route de Béthune.
Voici notre emplacement. Les camarades sont là, groupés. Ils mangent, jouissent de la bonne température.
Le repas fini, on nettoie les gamelles ou les assiettes en aluminium avec un bout de pain…
– Tiens, y a plus de soleil!
C'est vrai. Un nuage s'étend et l'a caché.
– I'va même flotter, mes petits gars, dit Lamuse.
– Voilà bien notre veine! Justement pour le départ!
– Sacré pays, milédi! dit Fouillade.
Le fait est que ce climat du Nord ne vaut pas grand-chose. Ça bruine, ça brouillasse, ça fume, ça pleut. Et, quand il y a du soleil, le soleil s'éteint vite au milieu de ce grand ciel humide.
Nos quatre jours de tranchées sont finis. La relève aura lieu à la tombée du soir. On se prépare lentement au départ. On remplit et on range le sac, les musettes. On donne un coup au fusil et on l'enveloppe.
Il est déjà quatre heures. La brume tombe vite. On devient indistincts les uns aux autres.
– Bon sang, la voici, la pluie!
Quelques gouttes. Puis c'est l'averse. Oh! là là là! On ajuste des capuchons, des toiles de tente. On rentre dans l'abri en pataugeant et en se mettant de la boue aux genoux, aux mains et aux coudes, car le fond de la tranchée commence à être gluant. Dans la guitoune, on a à peine le temps d'allumer une bougie posée sur un bout de pierre, et de grelotter autour.
– Allons, en route!
On se hisse dans l'ombre mouillée et venteuse du dehors. J'entrevois la puissante carrure de Poterloo: Nous sommes toujours à côté l'un de l'autre dans le rang. Je lui crie quand on se met en marche:
– Tu es là, mon vieux?
– Oui, d'vant toi, me crie-t-il en se retournant.
Il reçoit dans ce mouvement une gifle de vent et de pluie, mais il rit. Il a toujours sa bonne figure heureuse de ce matin. Ce n'est pas une averse qui lui ôtera le contentement qu'il emporte dans son cœur ferme et solide, et ce n'est pas une maussade soirée qui éteindra le soleil que j'ai vu, il y a quelques heures, entrer dans sa pensée.
On marche. On se bouscule. On fait quelques faux pas… La pluie ne cesse pas et l'eau ruisselle dans le fond de la tranchée. Les caillebotis branlent sur le sol devenu mou: quelques-uns penchent à droite ou à gauche et on y glisse. Et puis, dans le noir, on ne les voit pas, et il arrive qu'aux tournants on met le pied à côté, dans les trous d'eau.
Je ne perds pas des yeux, dans le gris de la nuit, le poil ardoisé du casque de Poterloo, ruisselant comme un toit sous l'averse, et son large dos garni d'un carré de toile cirée qui miroite. Je lui emboîte le pas et, de temps en temps, je l'interpelle et il me répond – toujours de bonne humeur, toujours calme et fort.
Quand il n'y a plus de caillebotis, on piétine dans la boue épaisse. Il fait noir, maintenant. On s'arrête brusquement, et je suis jeté sur Poterloo. On entend, en avant, une invective demi-furieuse:
– Ben quoi, vas-tu avancer? On va être coupés!
– J'peux pas décoller mes reposoirs! répond une voix piteuse.
L'enlisé arrive enfin à se dégager, et il nous faut courir pour rattraper le reste de la compagnie. On commence à haleter et à geindre et à pester contre ceux qui sont en tête. On pose les pieds au petit bonheur: on fait des faux pas, on se retient aux parois, et on a les mains enduites de boue. La marche devient une débandade pleine de bruit de ferraille et de jurons.
La pluie redouble. Second arrêt subit. Il y en a un qui est tombé! Brouhaha.
Il se relève. On repart. Je m'évertue à suivre de tout près le casque de Poterloo, qui luit faiblement dans la nuit devant mes yeux, et je lui crie de temps en temps: