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– Ça va?

– Oui, oui, ça va, me répond-il, en reniflant et en soufflant, mais de sa voix toujours sonore et chantante.

Le sac tire et fait mal aux épaules, secoué dans cette course houleuse sous l'assaut des éléments. La tranchée est bouchée par un éboulement frais dans lequel on s'enfonce… On est obligé d'arracher ses pieds de la terre molle et adhérente, en les levant très haut à chaque pas. Puis, ce passage laborieusement franchi, on redégringole tout de suite dans le ruisseau glissant. Les souliers ont tracé au fond deux ornières étroites où le pied se prend comme dans un rail, ou bien il y a des flaques où il entre à grand floc. Il faut, à un endroit, se baisser très bas pour passer au-dessous du pont massif et gluant qui franchit le boyau, et ce n'est pas sans peine qu'on y arrive. On est forcé de s'agenouiller dans la boue, de s'écraser par terre et de ramper à quatre pattes pendant quelques pas. Un peu plus loin, il nous faut évoluer en empoignant un piquet que le détrempage du sol a fait pencher de travers juste au milieu du passage.

On parvient à un carrefour.

– Allons, en avant! maniez-vous, les gars! dit l'adjudant, qui s'est plaqué dans une encoignure pour nous laisser passer et nous parler. L'endroit n'est pas bon.

– On est éreinté, meugle une voix si enrouée et si haletante que je ne reconnais pas le parleur.

– Zut! j'en ai marre, j'reste là, gémit un autre à bout de souffle et de force.

– Que voulez-vous que j'y fasse? répond l'adjudant, c'est pas d'ma faute, hé? Allons, grouillez-vous, l'endroit est mauvais. Il a été marmité à la dernière relève!

On va au milieu de la tempête d'eau et de vent. Il semble qu'on descende, qu'on descende, dans un trou. On glisse, on tombe et on bute contre la paroi, on se rejette debout. Notre marche est une espèce de longue chute où l'on se retient comme on peut et où on peut. Il s'agit de trébucher devant soi et le plus droit possible.

Où sommes-nous? Je lève la tête, malgré les vagues de pluie, hors de ce gouffre où nous nous débattons. Sur le fond à peine distinct du ciel couvert, je découvre le rebord de la tranchée, et voici tout d'un coup apparaître à mes yeux, dominant ce bord, une espèce de poterne sinistre faite de deux poteaux noirs penchés l'un sur l'autre, au milieu desquels pend comme une chevelure arrachée. C'est le portique.

– En avant! En avant!

Je baisse la tête et je ne vois plus rien; mais j'entends à nouveau les semelles entrer dans la vase et en sortir, le cliquetis des fourreaux de baïonnette, les exclamations sourdes et le halètement précipité des poitrines.

Encore une fois, remous violent. On stoppe brusquement et comme tout à l'heure je suis jeté sur Poterloo et m'appuie sur son dos, son dos fort, solide, comme une colonne d'arbre, comme la santé et l'espoir. Il me crie:

– Courage, vieux, on arrive!

On s'immobilise. Il faut reculer… Nom de Dieu!… Non, on avance à nouveau!

Tout à coup, une explosion formidable tombe sur nous. Je tremble jusqu'au crâne, une résonance métallique m'emplit la tête, une odeur brûlante de soufre me pénètre les narines et me suffoque. La terre s'est ouverte devant moi. Je me sens soulevé et jeté de côté, plié, étouffé et aveuglé à demi dans cet éclair de tonnerre… Je me souviens bien pourtant: pendant cette seconde où, instinctivement, je cherchais, éperdu, hagard, mon frère d'armes, j'ai vu son corps monter, debout, noir, les deux bras étendus de toute leur envergure, et une flamme à la place de la tête!

CHAPITRE TREIZIÈME Les gros mots

Barque me voit écrire. Il vient vers moi à quatre pattes à travers la paille, et me présente sa figure éveillée, ponctuée par son toupet roussâtre de Paillasse, ses petits yeux vifs au-dessus desquels se plissent et se déplissent des accents circonflexes. Il a la bouche qui tourne dans tous les sens à cause d'une tablette de chocolat qu'il croque et mâche, et dont il tient dans son poing l'humide moignon.

Il bafouille, la bouche pleine, en me soufflant une odeur de boutique de confiserie.

– Dis donc, toi qui écris, tu écriras plus tard sur les soldats, tu parleras de nous, pas?

– Mais oui, fils, je parlerai de toi, des copains, et de notre existence.

– Dis-moi donc…

Il indique de la tête les papiers où j'étais en train de prendre des notes. Le crayon en suspens, je l'observe et l'écoute. Il a envie de me poser une question.

– Dis donc, sans t'commander… Y a quéqu'chose que j'voudrais te d'mander. Voilà la chose: si tu fais parler les troufions dans ton livre, est-ce que tu les f'ras parler comme ils parlent, ou bien est-ce que tu arrangerais ça, en lousdoc? C'est rapport aux gros mots qu'on dit. Car enfin, pas, on a beau être très camarades et sans qu'on s'engueule pour ça, tu n'entendras jamais deux poilus l'ouvrir pendant une minute sans qu'i's disent et qu'i's répètent des choses que les imprimeurs n'aiment pas besef imprimer. Alors, quoi? Si tu ne le dis pas, ton portrait ne sera pas r'ssemblant: c'est comme qui dirait que tu voudrais les peindre et que tu n'mettes pas une des couleurs les plus voyantes partout où elle est. Mais pourtant ça s'fait pas.

– Je mettrai les gros mots à leur place, mon petit père, parce que c'est la vérité.

– Mais dis-moi, si tu l'mets, est-ce que des types de ton bord, sans s'occuper de la vérité, ne diront pas que t'es un cochon?

– C'est probable, mais je le ferai tout de même sans m'occuper de ces types.

– Veux-tu mon opinion? Quoique je ne m'y connais pas en livres: c'est courageux, ça, parce que ça s'fait pas, et ce sera très chic si tu l'oses, mais t'auras de la peine au dernier moment, t'es trop poli!… C'est même un des défauts que j'te connais depuis qu'on s'connaît. Ça, et aussi cette sale habitude que tu as quand on nous distribue de la gniole, sous prétexte que tu crois que ça fait du mal, au lieu de donner ta part à un copain, de t'la verser sur la tête pour te nettoyer les tifs.

CHAPITRE QUATORZIÈME Le barda

La grange s'ouvre au bout de la cour de la Ferme des Muets, dans la construction basse, comme une caverne. Toujours des cavernes pour nous, même dans les maisons! Quand on a traversé la cour où le fumier cède sous les semelles avec un bruit spongieux, ou bien qu'on l'a contournée en se tenant difficultueusement en équilibre sur l'étroite bordure de pavés, et qu'on se présente devant l'ouverture de la grange, on ne voit rien du tout…

Puis, en insistant, on perçoit un enfoncement brumeux où de brumeuses masses noires sont accroupies, sont étendues ou bien évoluent d'un coin à un autre. Au fond, à droite et à gauche, deux pâles lueurs de bougies, aux halos ronds comme de lointaines lunes rousses, permettent enfin de distinguer la forme humaine de ces masses dont la bouche émet soit de la buée, soit de la fumée épaisse.

Ce soir, notre vague repaire, où je m'engouffre avec précaution, est en proie à l'agitation. Le départ aux tranchées a lieu demain matin et les nébuleux locataires de la grange commencent à faire leurs paquets.

Assailli par l'obscurité qui, au sortir du soir pâle, me bouche les yeux, j'évite néanmoins le piège des bidons, des gamelles et des équipements qui traînent par terre, mais je bute en plein dans les boules entassées juste au milieu, tels des pavés dans un chantier… J'atteins mon coin. Un être, à l'énorme dos laineux et sphérique est là, à croupetons, penché sur une série de petites choses qui miroitent par terre. Je donne une tape sur son épaule matelassée d'une peau de mouton. Il se retourne et, à la lueur brouillée et saccadée de la bougie que supporte une baïonnette plantée par terre, je vois la moitié de la figure, un œil, un bout de moustache et un coin de la bouche entrouverte. Il grogne, amicalement, et se remet à regarder son fourbi.