– Qu'est-ce que tu fabriques là?
– Je range. Je m'range.
Le simili-brigand qui semble inventorier son butin est mon camarade Volpatte. Je vois ce qu'il en est: il a étendu sa toile de tente pliée en quatre par-dessus son lit – c'est-à-dire la bande de paille à lui réservée – et sur ce tapis, il a vidé et étalé le contenu de ses poches.
Et c'est tout un magasin qu'il couve des yeux avec une sollicitude de ménagère, tout en veillant, attentif et agressif, à ce qu'on ne lui marche pas dessus… J'épelle de l'œil l'abondante exposition.
Autour du mouchoir, de la pipe, de la blague à tabac, laquelle renferme aussi le cahier de feuilles, du couteau, du porte-monnaie et du briquet (le fonds nécessaire et indispensable), voici deux bouts de lacets de cuir emmêlés comme des vers de terre autour d'une montre incluse dans une boîte en celluloïd transparent qui se ternit et blanchit singulièrement en vieillissant. Puis une petite glace ronde et une autre carrée; celle-ci est cassée, mais de plus belle qualité, taillée en biseau. Un flacon d'essence de térébenthine, un flacon d'essence minérale presque vide, et un troisième flacon, vide. Une plaque de ceinturon allemand portant cette devise: Gott mit uns, un gland de dragonne de même provenance; enveloppée à demi dans du papier, une fléchette d'aéro qui a la forme d'un crayon d'acier et est pointue comme une aiguille; des ciseaux pliants et une cuiller-fourchette également pliante; un bout de crayon et un bout de bougie; un tube d'aspirine contenant aussi des comprimés d'opium, plusieurs boîtes de fer-blanc.
Voyant que j'inspecte en détail sa fortune personnelle, Volpatte m'aide à identifier certains articles.
– Ça, c'est un vieux gant d'officier en peau. J'coupe les doigts pour boucher l'canon d'mon arbalète; ça, c'est du fil téléphonique, la seule affaire avec quoi tu attaches tes boutons d'capote si tu veux qu'ils tiennent. Et ici, là-dedans, tu t'demandes c'qu'y est? Du fil blanc, solide, et pas d'celui-la qu't'es cousu quand on te livre des effets neufs, et qu'on r'tire avec la fourchette, du macaroni au fromage, et, là, un jeu d'aiguilles sur une carte postale. Les épingles de nourrice, a sont là, à part…
» Et ici, c'est les papyrus. Tu parles d'une biothèque.»
Il y a, en effet, dans l'étalage des objets issus des poches de Volpatte, un étonnant amoncellement de papiers: c'est la pochette violette de papier à lettres dont la mauvaise enveloppe imprimée est éculée; c'est un livret militaire dont la couverture, racornie et poussiéreuse comme la peau d'un vieux routier, s'effrite et diminue de partout; c'est un carnet en moleskine éraillée bondé de papier et de portraits: au milieu trône l'image de la femme et des petits.
Hors de la liasse des papiers jaunis et noircis, Volpatte extrait la photographie et me la montre une fois de plus. Je refais connaissance avec Mme Volpatte, une femme au buste opulent, aux traits doux et mous, entourée de deux garçonnets à col blanc, l'aîné mince, le cadet rond comme une balle.
– Moi, dit Biquet, qui a vingt ans, je n'ai que des photos de vieux.
Et il nous fait voir, en la plaçant tout près de la bougie, l'image d'un couple de vieillards qui nous regardent, l'air bien sage comme les petits enfants de Volpatte.
– J'ai les miens aussi avec moi, dît un autre. J'quitte jamais la photographie de la nichée.
– Dame! chacun emporte son monde, ajoute un autre.
– C'est drôle, constate Barque, un portrait, ça s'use à force d'être regardé. Il ne faut pas le zyeuter trop souvent et être trop longtemps dessus: à la longue, j'sais pas c'qui s'passe, mais le rapprochement fiche le camp.
– T'as raison, dit Blaire. Moi, j'trouve ça comme ça aussi, exactement.
– J'ai aussi dans mes papelards une carte de la région, continue Volpatte.
Il la déplie devant la lumière. Elimée et transparente aux plis, elle a l'air de ces stores faits de carrés cousus l'un à l'autre.
– J'ai encore du journal (il déroule un article de journal sur les poilus), et un livre (un roman à vingt-cinq centimes «Deux fois Vierge»)… Tiens, un autre morceau de journaclass="underline" L'Abeille d'Etampes. J'sais pas pourquoi j'ai gardé ça. I' doit y avoir une raison d'ssous. J'voirai à tête reposée. Et puis, mon jeu de cartes, et un jeu d'dames en papier avec des pions en espèce de pain à cacheter.
Barque, qui s'est approché, regarde la scène, et dit:
– Moi, j'ai plus d'choses encore qu'ça dans mes profondes.
Il s'adresse à Volpatte:
– As-tu un soldbuch boche, crâne de pou, des ampoules d'iode, un browning? Moi, j'ai ça et j'ai deux couteaux.
– Moi, dit Volpatte, j'ai pas d'revolver, ni de livret boche, mais j'aurais pu avoir deux couteaux ou même dix couteaux; mais j'n'ai besoin que d'un.
– Ça dépend, dit Barque. Et as-tu des boutons mécaniques, face de dos?
– Moi, j'nai dans m'poch', s'écrie Bécuwe.
– L'troufion, il n'peut pas s'en passer, assure Lamuse. Sans ça pour faire t'nir les bertelles au froc, c'est pas vrai.
– Moi, dit Blaire, j'ai toujours dans la poche, pour être à portée de ma main, ma trousse à bagues.
Il la sort, enveloppée dans un sachet à masque, et il la secoue. Le tiers-point et la lime sonnent, et on entend aussi le cliquetis des anneaux bruts d'aluminium.
– Moi j'ai toujours de la ficelle, c'est ça qu'est utile! dit Biquet.
– Pas tant que des clous, dit Pépin, et il en fait voir trois dans sa main: un gros, un petit et un moyen.
Un à un, les autres viennent participer à la conversation, tout en bricolant. On s'habitue à la demi-obscurité. Mais le caporal Salavert qui a la juste réputation de n'être pas bête de ses mains, adapte une bougie dans la suspension qu'il a fabriquée avec une boite de camembert et du fil de fer. On allume, et autour de ce lustre chacun raconte avec des partialités et des préférences de mère ce qu'il a dans ses poches.
– D'abord, combien en a-t-on?
– D'poches? Dix-huit, dit quelqu'un, qui est naturellement Cocon, l'homme-chiffre.
– Dix-huit poches! Tu charries, nez d'rat, fait le gros Lamuse.
– Parfaitement: dix-huit, réplique Cocon. Compte-les, si t'es si malin qu'ça.
Lamuse veut se faire une raison là-dessus, et, plaçant ses deux mains près du lumignon pour compter plus juste, il énumère sur ses gros doigts de brique poussiéreuse: deux poches dans la capote derrière qui pendent, la poche à paquet à pansement qui sert pour le tabac, deux à l'intérieur de la capote, devant; les deux poches extérieures de chaque côté avec patte. Trois dans le pantalon et même trois et demi, parce qu'il y a la pochette de devant.
– J'y mets une boussole, dit Farfadet.
– Moi, mon rabiot d'amadou.
– Moi, dit Tirloir, un tit sifflet qu'ma femme m'a envoyé en m'disant comme ça: «Si t'es blessé dans la bataille, tu sifîleras pour que les camarades viennent t'sauver la vie.»