– Ben quoi, c'est la pleine nuit, et v'là un coq qui pousse son gueulement. Il est mûr, c'coq.
Et il rit, en répétant: «Il est mûr, c'coq», et il se rentortille dans la laine et se rendort avec un gargouillis où le rire se mêle de ronflements.
Cocon a été réveillé par Pinégal. Alors, l'homme-chiffre pense tout haut et dit:
– L'escouade avait dix-sept hommes quand elle est partie pour la guerre. Elle en a, à présent, dix-sept aussi, avec les bouchages de trous. Chaque homme a déjà usé quatre capotes, une du premier bleu, trois bleu fumée de cigare, deux pantalons, six paires de brodequins. Il faut compter par bonhomme deux fusils: mais on ne peut pas compter les salopettes. On a renouvelé vingt-trois fois nos vivres de réserve. À nous dix-sept, nous avons eu quatorze citations, dont deux à la brigade, quatre à la division et une à l'armée. On est resté une fois seize jours dans les tranchées sans arrêt. On a été cantonné et logé dans quarante-sept villages différents jusqu'ici. Depuis le commencement de la campagne, douze mille hommes sont passés par le régiment, qui en a deux mille.
Un étrange zézaiement l'interrompt. C'est Blaire que son râtelier neuf empêche de parler, comme il l'empêche aussi de manger. Mais il le met chaque soir, et il le garde toute la nuit avec un courage acharné, car on lui a promis qu'il finirait par s'habituer à cet objet qu'on lui a inséré dans la tête.
Je me soulève à demi comme sur un champ de bataille. Je contemple encore une fois ces créatures qui ont roulé ici l'une sur l'autre parmi les régions et les événements. Je les regarde tous, enfoncés dans le gouffre d'inertie et d'oubli, au bord duquel quelques-uns semblent se cramponner encore, avec leurs préoccupations pitoyables, avec leurs instincts d'enfants et leur ignorance d'esclaves.
L'ivresse du sommeil me gagne. Mais je me rappelle ce qu'ils ont fait et ce qu'ils feront. Et devant cette profonde vision de pauvre nuit humaine qui remplit cette caverne sous son linceul de ténèbres, je rêve à je ne sais quelle grande lumière.
CHAPITRE QUINZIÈME L'œuf
On était désemparés. On avait faim, on avait soif et dans ce malheureux cantonnement, rien!
Le ravitaillement, d'ordinaire régulier, avait fait défaut, alors, la privation arrivait à l'état aigu.
Un groupe hâve grinçait des dents, et la maigre place faisait cercle tout autour, avec ses poternes décharnées, avec ses ossements de maisons, et ses poteaux télégraphiques chauves. Le groupe constatait l'absence de tout:
– L'caoutchouc a fait l'mur, nib de bidoche, et on s'met la ceinture d'électrique.
– Quant au fromgi macache, et pas pu d'confiture que d'beurre en broche.
– On n'a rien, sans fifrer, on n'a rien, et toute la rouscaillure n'y f'ra pas rien.
– Aussi, tu parles d'un cantonnement à la manque! trois canfouines avec rien d'dans, que des courants d'air et d'la flotte!
– Ça n'sert à rien d'être aux as, ta blanche, c'est comme si t'avais peau d'balle dans ton morlingue, pisqu'y a pas d'marchands.
– Tu s'rais Rotschild ou bien un tailleur militaire, ta fortune servirait à quoi?
– Hier, y avait un p'tit macaou qui ronronnait du côté de la 7e. J'suis sûr qu'ils ont croûté c'macaou.
– Oui, j'sais, et encore, on lui voyait les côtes comme au bord de la mer.
– Y a pas à s'démieller, c'est comme ça.
– Y en a, dit Blaire, qui ont fait vite en arrivant, et i's s'sont vus trouver à acheter qué'qu' bidons d'pinard chez l'quénaupier qu'est au coinsteau d'la rue.
– Ah! les vaches! I's sont vernis, ceux-là d'pouvoir s'glisser ça le long du cou!
– Faut dire que c'était d'la saloperie: du vin à culotter les quarts comme des pipes.
– Y en a même, qu'on dit, qui ont voracé un piquenterre!
– Hildepute! dit Fouillade.
– Moi, j'm'ai presque pas cogné la tête: i' m'restait une sardine, et, dans l'fond d'un sachet, du thé qu'j'ai mâché avec du sucre.
– L'fait est qu'pour prendre une muflée, c'est pas vrai.
– C'est pas assez, tout ça, même si tu mange pas beaucoup, et qu't'as l'boyau plat.
– D'puis deux jours, une soupe: un trucmuche jaune, brillant comme de l'or. Pas du bouillon, d'la friture! Tout est resté.
– On l'a coulé en chandelles, faut croire.
– L'pus pire, c'est qu'on n'peut pas allumer sa pipe.
– C'est vrai, c'est la misère! J'ai pus d'mèche! J'en avais quéqu'bouts, mais, allez, partez! J'ai beau fouiller toutes les poches de mon étui à puces, rien. Et pour en acheter, comme tu dis, c'est midi.
– Moi, j'ai un tout p'tit bout d'mèche que j'garde.
Ça, c'est dur, en effet, et il est pitoyable de voir les poilus qui ne peuvent pas allumer leur pipe ou leur cigarette, et qui, résignés, les mettent dans la poche et se promènent. Par bonheur, Tirloir a son briquet à essence avec encore un peu d'essence dedans. Ceux qui le savent s'accumulent autour de lui, porteurs de leur pipe bourrée et froide. Et même pas de papier qu'on allumerait à la flamme du briquet: il faut se servir de la flamme même de la mèche et user le liquide qui reste dans son maigre ventre d'insecte.
… Moi, j'ai eu de la chance… Je vois Paradis qui erre, sa bonne face au vent, en ronchonnant et en mâchant un bout de bois.
– Tiens, lui dis-je, prends ça!
– Une boîte d'allumettes! s'exclame-t-il, émerveillé, en regardant l'objet comme on regarde un bijou. Ah, zut! c'est chic, ça! Des allumettes!
Un instant après, on le voit qui allume sa pipe, sa figure en cocarde magnifiquement empourprée par le reflet de la flamme, et tout le monde se récrie et dit:
– Paradis qu'a des allumettes!
Vers le soir, je rencontre Paradis près des restes triangulaires d'une façade, à l'angle des deux rues de ce village misérable entre les villages. Il me fait signe:
– Psst!…
Il a un drôle d'air, un peu gêné.
– Dis donc, tout à l'heure, me dit-il d'une voix attendrie, en regardant ses pieds, tu m'as balancé une boite de flambantes. Eh ben, tu s'ras récompensé d'ça. Tiens!
Et il me met quelque chose dans la main.
– Attention! me souffle-t-il. C'est fragile!
Ébloui de la splendeur et de la blancheur de son présent, osant à peine le croire, je reconnais… un œuf!
CHAPITRE SEIZIÈME Idylle
– De vrai, me dit Paradis qui était mon voisin de marche, tu m'croiras si tu voudras, mais j'suis éreinté, j'suis surmonté… J'ai jamais eu marre d'une marche comme j'ai de celle-là.
Il tirait le pied et penchait dans le soir son buste carré embarrassé d'un sac dont le profil élargi et compliqué et la hauteur paraissaient fantastiques. À deux reprises, il buta et trébucha.
Paradis est dur. Mais il avait toute la nuit couru dans la tranchée en qualité d'homme de liaison pendant que les autres dormaient, et il avait des raisons d'être rendu.
Aussi grognait-iclass="underline"
– Quoi? Ils sont en caoutchouc, ces kilomètres, pas possible autrement.
Et il rehaussait brusquement son sac tous les trois pas, d'un coup de reins, et ça tirait et il soufflait, et tout l'ensemble qu'il formait avec ses paquets ballottait et geignait comme une vieille patache surchargée.