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Fouillade grelotte, enrhumé, ou bâille, déprimé, déplumé. Marthereau n'a point changé: toujours tout barbu, l'œil bleu et rond, avec ses jambes si courtes que son pantalon semble continuellement lui lâcher la ceinture et lui tomber sur les pieds. Cocon est toujours Cocon par sa tête sèche et parcheminée, à l'intérieur de laquelle travaillent des chiffres; mais, depuis une huitaine, une recrudescence de poux, dont on voit les ravages déborder à son cou et à ses poignets, l'isole dans de longues luttes et le rend farouche quand il revient ensuite parmi nous. Paradis garde intégralement la même dose de belle couleur et de bonne humeur; il est invariable, inusable. On sourit quand il apparaît de loin, placardé sur le fond de sacs de terre comme une affiche neuve. Rien n'a modifié non plus Pépin qu'on entrevoit errer, de dos avec sa pancarte de damiers rouges et blancs en toile cirée, de face avec son visage en lame de couteau et son regard gris froid comme le reflet d'un lingue; ni Volpatte avec ses guêtrons, sa couverture sur les épaules et sa face d'Annamite tatouée de crasse, ni Tirette qui depuis quelque temps, pourtant, est excité – on ne sait par quelle source mystérieuse – des filets sanguinolents dans l'œil. Farfadet se tient à l'écart, pensif, dans l'attente. Aux distributions de lettres, il se réveille de sa rêverie pour y aller, puis il rentre en lui-même. Ses mains de bureaucrate écrivent de multiples cartes postales, soigneusement. Il ne sait pas la fin d'Eudoxie. Lamuse n'a plus parlé à personne de la suprême et terrifiante étreinte dont il a embrassé ce corps. Lamuse – je l'ai compris – regrettait de m'avoir un soir chuchoté cette confidence à l'oreille, et jusqu'à sa mort il a caché l'horrible chose virginale en lui, avec une pudeur tenace. C'est pourquoi on voit Farfadet continuer à vivre vaguement avec la vivante image aux cheveux blonds, qu'il ne quitte que pour prendre contact avec nous par de rares monosyllabes. Autour de nous, le caporal Bertrand a toujours la même attitude martiale et sérieuse, toujours prêt à nous sourire avec tranquillité, à donner sur ce qu'on lui demande des explications claires, à aider chacun à faire son devoir.

On cause comme autrefois, comme naguère. Mais l'obligation de parler à voix contenue raréfie nos propos et y met un calme endeuillé.

Il y a un fait anormaclass="underline" depuis trois mois, le séjour de chaque unité aux tranchées de première ligne était de quatre jours. Or, voilà cinq jours qu'on est ici, et on ne parle pas de relève. Quelques bruits d'attaque prochaine circulent, apportés par les hommes de liaison et la corvée qui, une nuit sur deux – sans régularité ni garantie – amène le ravitaillement. D'autres indices s'ajoutent à ces rumeurs d'offensive: la suppression des permissions, les lettres qui n'arrivent plus; les officiers qui, visiblement, ne sont plus les mêmes: sérieux et rapprochés. Mais les conversations sur ce sujet se terminent toujours par un haussement d'épaules: on n'avertit jamais le soldat de ce qu'on va faire de lui; on lui met sur les yeux un bandeau qu'on n'enlève qu'au dernier moment. Alors:

– On voira bien.

– Y a qu'à attendre!

On se détache du tragique événement pressenti. Est-ce impossibilité de le comprendre tout entier, découragement de chercher à démêler des arrêts qui sont lettre close pour nous, insouciance résignée, croyance vivace qu'on passera à côté du danger cette fois encore? Toujours est-il que, malgré les signes précurseurs, et la voix des prophéties qui semblent se réaliser, on tombe machinalement et on se cantonne dans les préoccupations immédiates: la faim, la soif, les poux dont l'écrasement ensanglante tous les ongles, et la grande fatigue par laquelle nous sommes tous minés.

– T'as vu Joseph, ce matin? dit Volpatte. I' n'en mène pas large, le pauvre p'tit gars.

– I' va faire un coup de tête, c'est sûr. L'est condamné, c'garçon-là, vois-tu. À la première occase, i' s'foutra dans une balle, comme j'te vois.

– Y a aussi d'quoi vous rendre piqué pour le restant d'tes jours! I's étaient six frères, tu sais. Y en a eu quatre de clam'cés: deux en Alsace, un en Champagne, un en Argonne. Si André est tué, c'est l'cinquième.

– S'il avait été tué, on lui aurait trouvé son corps, on l'aurait eu vu d'l'observatoire. Y a pas à tortiller du cul et des fesses. Moi, mon idée, c'est qu'la nuit où euss i's ont été en patrouille, il s'est égaré pour rentrer. L'a rampé d'travers, le pauv' bougre – et l'est tombé dans les lignes boches.

– I' s'est p't'êt' bien fait déglinguer sur leurs fils de fer.

– On l'aurait r'trouvé, j'te dis, s'il était crampsé, car tu penses bien que si ça était, les Boches ne l'auraient pas rentré son corps. On a cherché partout, en somme. Pisqu'i' s'est pas vu r'trouvé, faut bien que, blessé ou pas blessé, i' s'soye fait faire aux pattes.

Cette hypothèse, qui est si logique, s'accrédite – et maintenant qu'on sait qu'André Mesnil est prisonnier, on s'en désintéresse. Mais son frère continue à faire pitié:

– Pauv' vieux, il est si jeune!

Et les hommes de l'escouade le regardent à la dérobée.

– J'ai la dent! dit tout d'un coup Cocon.

Comme l'heure de la soupe est passée, on la réclame. Elle est là, puisque c'est le reste de ce qui a été apporté la veille.

– À quoi que l'caporal pense de nous faire claquer du bec? Le v'là. J'vais l'agrafer. Eh! caporal, à quoi qu'tu penses d'pas nous faire croûter?

– Oui, oui, la croûte! répète le lot des éternels affamés.

– Je viens, dit Bertrand, affairé, et qui, le jour et la nuit, n'arrête pas.

– Alors quoi! fait Pépin, toujours mauvaise tête, j'm'en ressens pas pour encore becqueter des clarinettes; j'vais ouvrir une boîte de singe en moins de deux.

La comédie quotidienne de la soupe recommence, à la surface de ce drame.

– Ne touchez pas à vos vivres de réserve! dit Bertrand. Aussitôt revenu de voir le capitaine, je vais vous servir.

De retour, il apporte, il distribue et on mange la salade de pommes de terre et d'oignons, et, à mesure qu'on mâche, les traits se détendent, les yeux se calment.

Paradis a arboré pour manger un bonnet de police. Ce n'est guère le lieu ni le moment, mais ce bonnet est tout neuf et le tailleur, qui le lui a promis depuis trois mois, ne le lui a donné que le jour où on est monté. La souple coiffure biscornue de drap colorié en bleu vif, posée sur sa bonne balle florissante, lui donne l'aspect d'un gendarme en carton pâte aux joues enluminées. Cependant, tout en mangeant, Paradis me regarde fixement. Je m'approche de lui.

– Tu as une bonne tête.

– T'occupe pas, répond-il. J'voudrais t'causer. Viens voir par ici.

Il tend la main vers son quart demi-plein, posé près de son couvert et de ses affaires, hésite, puis se décide à mettre en sûreté le vin dans son gosier et le quart dans sa poche. Il s'éloigne.

Je le suis. Il prend en passant son casque qui bée sur la banquette de terre. Au bout d'une dizaine de pas, il se rapproche de moi et me dit tout bas, avec un drôle d'air, sans me regarder, comme il fait quand il est ému:

– Je sais où est Mesnil André. Veux-tu le voir? Viens.

En disant cela, il ôte son bonnet de police, le plie et l'empoche, met son casque. Il repart. Je le suis sans mot dire.

Il me conduit à une cinquantaine de mètres de là, vers l'endroit où se trouve notre guitoune commune et la passerelle de sacs sous laquelle on se glisse, avec, chaque fois, l'impression que cette arche de boue va vous tomber sur les reins. Après la passerelle, un creux se présente dans le flanc de la tranchée, avec une marche faite d'une claie engluée de glaise. Paradis monte là, et me fait signe de le suivre sur cette étroite plateforme glissante. Il y avait en ce point, naguère, un créneau de veilleur qui a été démoli. On a refait le créneau plus bas avec deux pare-balles. On est obligé de se plier pour ne pas dépasser cet agencement avec la tête.