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– Veux-tu que j'te dise? Les hommes de soupe, c'est le type des sales types. C'est: J'fous rien, J'm'en fous, Jean-Foutre et Compagnie.

– Ils ont tout du fumier, soupire avec conviction Eudore, qui, affalé par terre, la bouche entrouverte, a l'air d'un martyr et suit d'un œil atone Pépin qui va et vient, telle une hyène.

L'irritation haineuse contre les retardataires monte, monte.

Tirloir le roussoteur s'empresse et se multiplie. Il est à son affaire. Il aiguillonne la colère ambiante avec ses petits gestes pointus:

– Si on disait: «Ça s'ra bon!», mais ça va être encore de la vacherie qu'il va falloir que tu t'enfonces dans la lampe.

– Ah! les potes, hein, la barbaque qu'on nous a balancée hier, tu parles d'une pierre à couteaux! Du bifteck de bœuf, ça? Du bifteck de bicyclette, oui, plutôt. J'ai dit aux gars: «Attention, vous autres! N'mâchez pas trop vite: vous vous casseriez les dominos; des fois que l'bouif aurait oublié de r'tirer tous les clous!»

Le boniment, lancé par Tirette, ex-régisseur, paraît-il, de tournées cinématographiques, aurait, en d'autres moments, fait rire; mais les esprits sont excités et cette déclaration a pour écho un grondement circulaire.

– D'aut' fois, pour que tu t'plaignes pas qu'c'soit dur, i't'collent en fait d'bidoche, qué'qu'chose de mou: d'l'éponge qui n'a point de goût, du cataplasme. Quand tu croûtes ça, c'est comme si tu boives un quart d'eau, ni plus ni moins.

– Tout ça, dit Lamuse, ça n'a pas d'consistance, ça n'tient pas au bide. Tu crois qu't'es rempli, mais au fond d'ta caisse, t'es vide. Aussi, p'tît à p'tit, tu tournes de l'œil, empoisonné par le manque de nourriture.

– La prochaine fois, clame Biquet exaspéré, j'demande à parler au vieux, j'y dirai: «Mon capitaine…»

– Moi, dit Barque, je m'fais porter pâle. J'y dirai: «Monsieur le major…»

– C'que tu y casseras ou rien, c'est du pareil au même. Ils s'entendent tous pour exploiter l'troufion.

– J'te dis, moi, qui veul'tent not' peau!

– C'est comme la gniole. On a droit qu'on nous en distribue aux tranchées – vu qu'ça a été voté qué'q' part, j'sais pas quand, ni où, mais je l'sais – et d'puis trois jours qu'on est ici, v'là trois jours qu'on nous en sert au bout d'une fourche.

– Ah, malheur!

– V'là la bectance! annonce un poilu qui guettait au tournant.

– I' n'est qu'temps!

Et l'orage des récriminations violentes tombe net, comme par enchantement. Et on voit leur fureur se changer, subitement, en satisfaction.

Trois hommes de corvée, essoufflés, la face larmoyante de sueur, déposent par terre des bouteillons, un bidon à pétrole, deux seaux de toile et une brochette de boules traversées par un bâton. Adossés au mur de la tranchée, ils s'essuient la figure avec leurs mouchoirs ou leurs manches. Et je vois Cocon s'approcher de Pépère, avec le sourire, et, oublieux des outrages dont il a couvert sa réputation, tendre la main, cordialement, vers un des bidons de la collection qui gonfle circulairement Pépère d'une manière de ceinture de sauvetage.

– Qu'est-ce qu'il y a à becqueter?

– C'est là, répond évasivement le deuxième homme de corvée.

L'expérience lui a appris que l'énoncé du menu provoque toujours des désillusions acrimonieuses…

Et il se met à déblatérer, en haletant encore, sur la longueur et les difficultés du trajet qu'il vient d'accomplir: «Y en a, tout partout, du populo! c'est un fourbi arabe pour passer. À des moments, faut s'déguiser en feuille de papier à cigarette»… «Ah! y en a qui disent qu'à la cuistance, on est embusqué!»… Eh bien, il aimerait cent mille fois mieux, quant à lui, être avec la compagnie dans les tranchées pour la garde et les travaux, que de s'appuyer un pareil métier deux fois par jour pendant la nuit! Paradis a soulevé les couvercles des bouteillons et inspecté les récipients:

– Des fayots à l'huile, de la dure, bouillie, et du jus. C'est tout.

– Nom de Dieu! Et du pinard? braille Tulacque. Il ameute les camarades.

– V'nez voir par ici, eh, vous autres! Ça, ça dépasse tout! V'là qu'on s'bombe de pinard!

Les assoiffés accourent en grimaçant.

– Ah! merde alors! s'écrient ces hommes désillusionnés jusqu'au fond de leurs entrailles.

– Et ça, qu'est-ce qu'y a dans c'siau-là? dit l'homme de corvée, toujours rouge et suant, en montrant du pied un seau.

– Oui, dit Paradis. J'm'ai trompé, y a du pinard.

– C't'emmanché-là! fait l'homme de corvée en haussant les épaules et en lui lançant un regard d'indicible mépris. Mets tes lunettes à vache, si tu n'y vois pas clair!

Il ajoute:

– Un quart par homme… Un peu moins, peut-être, parce qu'il y a un fourneau qui m'a cogné en passant dans le Boyau du Bois, et il y en a eu eun' goutte e'd'renversée… Ah! s'empresse-t-il d'ajouter en élevant le ton, si je n'avais pas été chargé, tu parles d'un coup de trottinant qu'il aurait reçu dans le croupion! Mais il a ripé à la quatrième vitesse, l'animau!

Et nonobstant cette ferme déclaration, il s'esquive lui-même, rattrapé par les malédictions – pleines d'allusions désobligeantes pour sa sincérité et sa tempérance – que fait naître cet aveu de ration diminuée.

Cependant, ils se jettent sur la nourriture et mangent, debout, accroupis, à genoux, assis sur un bouteillon ou un havresac tiré du puits où on couche, ou écroulés à même le sol, le dos enfoncé dans la terre, dérangés par les passants, invectivés et invectivant. À part ces quelques injures ou quolibets courants, ils ne disent rien, d'abord occupés tout entiers à avaler, la bouche et le tour de la bouche graisseux comme des culasses.

Ils sont contents.

Au premier arrêt des mâchoires, on sert des plaisanteries obscènes. Ils se bousculent tous et criaillent à qui mieux mieux pour placer leur mot. On voit sourire Farfadet, le fragile employé de mairie qui, les premiers temps, se maintenait au milieu de nous, si convenable et aussi si propre qu'il passait pour un étranger ou un convalescent. On voit se dilater et se fendre, sous le nez, la tomate de Lamuse, dont la joie suinte en larmes, s'épanouir et se réépanouir la pivoine rose de Poterloo, se trémousser de liesse les rides du père Blaire, qui s'est levé, pointe la tête en avant et fait gesticuler le bref corps mince qui sert de manche à son énorme moustache tombante, et on aperçoit même s'éclairer le petit faciès plissé et pauvre de Cocon.

– Sin jus, on va-t-i' pas l'fouaire recauffir? demande Bécuwe.

– Avec quoi, en soufflant d'ssus?

Bécuwe, qui aime le café chaud, dit:

– Laissez-mi bric'ler cha. Ch'n'est point n'n'affouaire. Arrangez cheul'ment ilà in ch'tiot foyer et ine grille avec d'fourreaux d'baïonnettes. J'sais où c'qu'y a d'bau. J'allau en fouaire des copeaux avec min couteau assez pour cauffer l'marmite. V's allez vir…

Il part à la chasse au bois.

En attendant le caoua, on roule la cigarette, on bourre la pipe.

On tire les blagues. Quelques-uns ont des blagues en cuir ou en caoutchouc achetées chez le marchand. C'est la minorité. Biquet extrait son tabac d'une chaussette dont une ficelle étrangle le haut. La plupart des autres utilisent le sachet à tampon antiasphyxiant, fait d'un tissu imperméable, excellent pour la conservation du perlot ou du fin. Mais il y en a qui ramonent tout bonnement le fond de leur poche de capote.