– Oui… Leurs têtes, là, au-dessus de la tranchée…
– C'est là qu'est la tranchée, c'te ligne. C'est tout près. Ah! les vaches!
On distingue en effet de petites calottes grises qui montent puis s'interceptent au ras du sol, à une cinquantaine de mètres, au-delà d'une bande de terre noire sillonnée et bossuée.
Un sursaut soulève ceux qui forment à présent le groupe où je suis. Si près du but, indemnes jusque-là, n'y arrivera-t-on pas? Si, on y arrivera! On fait de grandes enjambées. On n'entend plus rien. Chacun se lance devant soi, attiré par le fossé terrible, raidi en avant, presque incapable de tourner la tête à droite ou à gauche.
On a la notion que beaucoup perdent pied et s'affaissent à terre. Je fais un saut de côté pour éviter la baïonnette brusquement érigée d'un fusil qui dégringole. Tout près de moi, Farfadet, la figure en sang, se dresse, me bouscule, se jette sur Volpatte qui est à côté de moi et se cramponne à lui; Volpatte plie et, continuant son élan, le traîne quelques pas avec lui, puis il le secoue et s'en débarrasse, sans le regarder, sans savoir qui il est, en lui jetant d'une voix entrecoupée, presque asphyxiée par l'effort:
– Lâche-moi, lâche-moi, nom de Dieu!… Tout à l'heure, on t'ramassera. T'en fais pas.
L'autre s'effondre, et sa figure enduite d'un masque vermillon, d'où toute expression a été arrachée, se tourne de côté et d'autre – tandis que Volpatte, déjà loin, répète machinalement entre ses dents: «T'en fais pas», l'œil fixé en avant, sur la ligne.
Une nuée de balles gicle autour de moi, multipliant les arrêts subits, les chutes retardées, révoltées, gesticulantes, les plongeons faits d'un bloc avec tout le fardeau du corps, les cris, les exclamations sourdes, rageuses, désespérées ou bien les «han!» terribles et creux où la vie entière s'exhale d'un coup. Et nous qui ne sommes pas encore atteints, nous regardons en avant, nous marchons, nous courons, parmi les jeux de la mort qui frappe au hasard dans toute notre chair.
Les fils de fer. Il y en a une zone intacte. On la tourne. Elle est éventrée d'un large passage profond: c'est un colossal entonnoir formé d'entonnoirs juxtaposés, une fantastique bouche de volcan creusée là par la canon.
Le spectacle de ce bouleversement est stupéfiant. Il semble vraiment que cela est venu du centre de la terre. L'apparition d'une pareille déchirure des couches du sol aiguillonne notre ardeur d'assaillants, et d'aucuns ne peuvent s'empêcher de s'écrier, avec un sombre hochement de tête, en ce moment où les paroles s'arrachent difficilement des gorges:
– Ah! zut alors, qu'est-ce qu'on leur a foutu là! ah! zut!
Poussés comme par le vent, on monte et on descend, au gré des vallonnements et des monceaux terreux, dans cette brèche démesurée du sol qui fut souillé, noirci, cautérisé par les flammes acharnées. La glèbe se colle aux pieds. On s'en arrache avec rage. Les équipements, les étoffes qui tapissent le sol mou, le linge qui s'y est répandu hors des musettes éventrées, empêchent qu'on ne s'embourbe et on a soin de jeter le pied sur ces dépouilles quand on saute dans les trous ou qu'on escalade les monticules.
Derrière nous, des voix nous poussent:
– En avant, les gars, en avant! Nom de Dieu!
– Tout le régiment est derrière nous, crie-t-on.
On ne se retourne pas pour voir, mais cette assurance électrise encore notre ruée.
Il n'y a plus de casquettes visibles derrière les talus de la tranchée dont on approche. Des cadavres d'Allemands s'égrènent devant – entassés comme des points ou étendus comme des lignes. On arrive. Le talus se précise avec ses formes sournoises, ses détails: les créneaux… On en est prodigieusement, incroyablement près…
Quelque chose tombe devant nous. C'est une grenade. D'un coup de pied, le caporal Bertrand la renvoie si bien qu'elle saute en avant et va éclater juste dans la tranchée.
C'est sur ce coup heureux que l'escouade aborde le fossé.
Pépin s'est précipité à plat ventre. Il évolue autour d'un cadavre. Il atteint le bord, il s'y enfonce. C'est lui qui est entré le premier. Fouillade, qui fait de grands gestes et crie, bondit dans le creux presque au moment où Pépin s'y coule… J'entrevois – le temps d'un éclair – toute une rangée de démons noirs, se baissant et s'accroupissant pour descendre, sur le faîte du talus, au bord du piège noir.
Une salve terrible nous éclate à la figure, à bout portant, jetant devant nous une subite rampe de flammes tout le long de la bordure. Après un coup d'étourdissement, on se secoue et on rit aux éclats, diaboliquement: la décharge a passé trop haut. Et aussitôt, avec des exclamations et des rugissements de délivrance, nous glissons, nous roulons, nous tombons vivants dans le ventre de la tranchée!
Une fumée incompréhensible nous submerge. Dans le gouffre étranglé, je ne vois d'abord que des uniformes bleus. On va dans un sens puis dans l'autre, poussés les uns par les autres, en grondant, en cherchant. On se retourne, et, les mains embarrassées par le couteau, les grenades et le fusil, on ne sait pas d'abord quoi faire.
– I's sont dans leurs abris, les vaches! vocifère-t-on.
De sourdes détonations ébranlent le soclass="underline" ça se passe sous terre, dans les abris. On est tout à coup séparé par des masses monumentales d'une fumée si épaisse qu'elle vous applique un masque et qu'on ne voit plus rien. On se débat comme des noyés, au travers de cette atmosphère ténébreuse et âcre, dans un morceau de nuit. On bute contre des récifs d'êtres accroupis, pelotonnés, qui saignent et crient, au fond. On entrevoit à peine les parois, toutes droites ici, et faites de sacs de terre en toile blanche – qui est déchirée partout comme du papier. Par moments, la lourde buée tenace se balance et s'allège, et on revoit grouiller la cohue assaillante… Arrachée au poussiéreux tableau, une silhouette de corps à corps se dessine sur le talus, dans une brume, et s'affaisse, s'enfonce. J'entends quelques grêles «Kamerad!» émanant d'une bande à têtes hâves et à vestes grises acculée dans un coin qu'une déchirure immensifie. Sous le nuage d'encre, l'orage d'hommes reflue, monte dans le même sens, vers la droite, avec des ressauts et des tourbillonnements, le long de la sombre jetée défoncée.
Et soudain, on sent que c'est fini. On voit, on entend, on comprend que notre vague qui a roulé ici à travers les barrages n'a pas rencontré une vague égale, et qu'on s'est replié à notre venue. La bataille humaine a fondu devant nous. Le mince rideau défenseurs s'est émietté dans les trous où on les prend comme des rats ou bien on les tue. Plus de résistance: du vide, un grand vide. On avance, entassés, comme une file terrible de spectateurs.
Et ici, la tranchée est toute foudroyée. Avec ses murs blancs écroulés, elle semble en cet endroit l'empreinte vaseuse, amollie, d'un fleuve anéanti dans ses berges pierreuses avec, par places, le trou plat et arrondi d'un étang tari aussi; et au bord, sur le talus et sur le fond, traîne un long glacier de cadavres – et tout cela s'emplit et déborde des flots nouveaux de notre troupe déferlante. Dans la fumée vomie par les abris et l'air ébranlé par les explosions souterraines, je parviens sur une masse compacte d'hommes accrochés les uns aux autres qui tournoient dans un cirque élargi. Au moment où nous arrivons, la masse tout entière s'effondre, ce reste de bataille agonise; je vois Blaire s'en dégager, le casque pendant au cou par la jugulaire, la figure écorchée, et il pousse un hurlement sauvage. Je heurte un homme qui est cramponné là à l'entrée d'un abri. S'effaçant devant la trappe noire béante et traîtresse, il se retient de la main gauche au montant. De la droite, il balance pendant plusieurs secondes une grenade. Elle va éclater… Elle disparaît dans le trou. L'engin a explosé aussitôt arrivé, et un horrible écho humain lui a répondu dans les entrailles de la terre. L'homme saisit une autre grenade.