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J'effleure la conversation calmée, convalescente, de deux pauvres hères:

– Ah! mon vieux, c'goût qu'il a pour sa vigne! Tu trouv'rais pas rien entre chaque pied…

– C'petiot, c'tout petiot, quand j'sortais avec lui et que j'y tenais sa p'tite pogne, je m'faisais l'effet de tenir le p'tit cou tiède d'une hirondelle, tu sais?

Et à côté de cette sentimentalité qui s'avoue, voici, en passant, toute une mentalité qui se révèle:

– Le 547e, si je l'connais! Plutôt. Écoute: c'est un drôle de régiment. Là d'dans, t'as un poilu qui s'appelle Petitjean, et un autre Petitpierre, et un autre Petitlouis… Mon vieux, c'est tel que j'te dis. V'là c'que c'est qu'ce régiment-là.

Tandis que je commence à me frayer un passage pour sortir du bas-fond, il se produit là-bas un grand bruit de chute et un concert d'exclamations.

C'est le sergent infirmier qui est tombé. Par la brèche qu'il déblayait de ses débris mous et sanglants, une balle lui est arrivée dans la gorge. Il s'est étalé par terre, de tout son long. Il roule de gros yeux abasourdis et il souffle de l'écume.

Sa bouche et le bas de sa figure sont entourés bientôt d'un nuage de bulles roses. On lui place la tête sur un sac à pansements. Ce sac est aussitôt imbibé de sang. Un infirmier crie que ça va gâter les paquets de pansements, dont on a besoin. On cherche sur quoi mettre cette tête qui produit sans arrêt de l'écume légère et teintée. On ne trouve qu'un pain, qu'on glisse sous les cheveux spongieux.

Tandis qu'on prend la main du sergent, qu'on l'interroge, lui ne fait que baver de nouvelles bulles qui s'amoncellent et on voit sa grosse tête, noire de barbe, à travers ce nuage rose. Horizontal, il semble un monstre marin qui souffle, et la transparente mousse s'amasse et couvre jusqu'à ses gros yeux troubles, nus de leurs lunettes.

Puis il râle. Il a un râle d'enfant, et il meurt en remuant la tête de droite et de gauche, comme s'il essayait très doucement de dire non.

Je regarde cette énorme masse immobilisée, et je songe que cet homme était bon. Il avait un cœur pur et sensible. Et combien je me reproche de l'avoir quelquefois malmené à propos de l'étroitesse naïve de ses idées et d'une certaine indiscrétion ecclésiastique qu'il apportait en tout! Et comme je suis heureux parmi cette détresse – oui, heureux à en frissonner de joie de m'être retenu, un jour qu'il lisait de côté une lettre que j'écrivais, de lui adresser des paroles irritées qui l'auraient injustement blessé! Je me rappelle la fois où il m'a tant exaspéré avec son explication sur la Sainte-Vierge et la France. Il me paraissait impossible qu'il émit sincèrement ces idées-là. Pourquoi n'aurait-il pas été sincère? Est-ce qu'il n'était pas bien réellement tué aujourd'hui? Je me rappelle aussi certains traits de dévouement, de patience obligeante de ce gros homme dépaysé dans la guerre comme dans la vie – et le reste n'est que détails. Ses idées elles-mêmes ne sont que des détails à côté de son cœur, qui est là, par terre, en ruines, dans ce coin de géhenne. Cet homme dont tout me séparait, avec quelle force je l'ai regretté!

… C'est alors que le tonnerre est entré: nous avons été lancés violemment les uns sur les autres par le secouement effroyable du sol et des murs. Ce fut comme si la terre qui nous surplombait s'était effondrée et jetée sur nous. Un pan de l'armature de poutres s'écroula, élargissant le trou qui crevait le souterrain. Un autre choc: un autre pan, pulvérisé, s'anéantit en rugissant. Le cadavre du gros sergent infirmier roula comme un tronc d'arbre contre le mur. Toute la charpente en longueur du caveau, ces épaisses vertèbres noires, craquèrent à nous casser les oreilles, et tous les prisonniers de ce cachot firent entendre en même temps une exclamation d'horreur.

D'autres explosions résonnent coup sur coup et nous poussent dans tous les sens. Le bombardement déchiquette et dévore l'asile de secours, le transperce et le rapetisse. Tandis que cette tombée sifflante d'obus martèle et écrase à coups de foudre l'extrémité béante du poste, la lumière du jour y fait irruption par les déchirures. On voit apparaître plus précises et plus surnaturelles – les figures enflammées ou empreintes d'une pâleur mortelle, les yeux qui s'éteignent dans l'agonie ou s'allument dans la fièvre, les corps empaquetés de blanc, rapiécés, les monstrueux bandages. Tout cela, qui se cachait, remonte au jour. Hagards, clignotants, tordus, en face de cette inondation de mitraille et de charbon qu'accompagnent des ouragans de clarté, les blessés se lèvent, s'éparpillent, cherchent à fuir. Toute cette population effarée roule par paquets compacts, à travers la galerie basse, comme dans la cale tanguante d'un grand bateau qui se brise.

L'aviateur, dressé le plus qu'il peut, la nuque à la voûte, agite ses bras, appelle Dieu et lui demande comment il s'appelle, quel est son vrai nom. On voit se jeter sur les autres, renversé par le vent, celui qui, débraillé, les vêtements ouverts ainsi qu'une large plaie, montre son cœur comme le Christ. La capote du crieur monotone qui répète: «Quand tu te désoleras!», se révèle toute verte, d'un vert vif, à cause de l'acide picrique dégagé, sans doute, par l'explosion qui a ébranlé son cerveau. D'autres – le reste – impotents, estropiés, remuent, se coulent, rampent, se faufilent dans les coins, prenant des formes de taupes, de pauvres bêtes vulnérables que pourchasse la meute épouvantable des obus.

Le bombardement se ralentit, s'arrête, dans un nuage de fumée retentissante encore des fracas, dans un grisou palpitant et brûlant. Je sors par la brèche: j'arrive, tout enveloppé, tout ligoté encore de rumeur désespérée, sous le ciel libre, dans la terre molle où sont noyés des madriers parmi lesquels les jambes s'enchevêtrent. Je m'accroche à des épaves; voici le talus du boyau. Au moment où je plonge dans les boyaux, je les vois, au loin, toujours mouvants et sombres, toujours emplis par la foule qui, débordant des tranchées, s'écoule sans fin vers les postes de secours. Pendant des jours, pendant des nuits, on y verra rouler et confluer les longs ruisseaux d'hommes arrachés des champs de bataille, de la plaine qui a des entrailles, et qui saigne et pourrit là-bas, à l'infini.

CHAPITRE VINGT-DEUXIEME La virée

Ayant suivi le boulevard de la République puis l'avenue Gambetta, nous débouchons sur la place du Commerce. Les clous de nos souliers cirés sonnent sur les pavés de la ville. Il fait beau. Le ciel ensoleillé miroite et brille comme à travers les verrières d'une serre, et fait étinceler les devantures de la place. Nos capotes bien brossées ont leurs pans abaissés et, comme ils sont relevés d'habitude, on voit se dessiner, sur ces pans flottants, deux carrés, où le drap est plus bleu.

Notre bande flâneuse s'arrête un instant, et hésite, devant le café de la Sous-Préfecture, appelé aussi le Grand-Café.

– On a le droit d'entrer! dit Volpatte.

– Il y a trop d'officiers là-dedans, repartit Blaire qui, haussant sa figure par-dessus le rideau de guipure qui habille l'établissement, a risqué un coup d'œil dans la glace, entre les lettres d'or.

– Et pis, dit Paradis, on n'a pas encore assez vu.

On se remet en marche et les simples soldats que nous sommes passent en revue les riches boutiques qui font cercle sur la place: les magasins de nouveautés, les papeteries, les pharmacies, et, tel un uniforme constellé de général, la vitrine du bijoutier. On a sorti ses sourires comme un ornement. On est exempts de tout travail jusqu'au soir, on est libres, on est propriétaires de son temps. Les jambes font un pas doux et reposant; les mains, vides, ballantes, se promènent, elles aussi, de long en large.