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Un numéro, ce taulier ! Imaginez une grande armoire avec au-dessus une potiche. Voilà Godot ! Des yeux à peine perceptibles, deux traits pareils à des crachats ou à des raisins gâtés… Une bouche qui ne s’ouvre que pour dire un gros mot ou vider un verre… Et un stoïcisme à toute épreuve. Il y a longtemps que je le connais, ce zouave pontifical. À l’époque, il tenait un manège d’autos tamponneuses… Il buvait comme un buvard et, quand il avait vidé une bouteille, il la brisait sur le crâne d’un mec… C’était une manie… Tous ses ronds, il les consacrait à faire trépaner ses potes et à douiller des avocats… Un jour, je lui ai filé une toise savante à coups de litrons… J’agissais à titre privé. Le Godot a pigé les effets du verre blanc pulvérisé… Il s’est calmé… Maintenant, il se poivre au rouge, ce qui est moins mauvais qu’au rhum blanc…

— Ce qui veut c’t’emmanché ? demande-t-il en m’apercevant…

Il ne me reconnaît pas because mon changement d’aspect.

— Voir une gueule de raie, fais-je, alors c’est pour ça que j’ai fait le déplacement jusqu’ici…

— C’te voix, fait-il sans s’émouvoir, il me semble la reconnaître…

Il m’examine… Je rigole.

— Ce rire aussi, je le reconnais…

Il fait un pas en avant, fronce ses sourcils roux et demande d’un ton surpris :

— C’est toi ?

— C’est moi, oui…

— Tu joues au théâtre maintenant, que tu te déguises ?

— Dans un sens : oui… On affiche : Le Poulet dans la peau d’un loufiat ! C’est un drame rose et noir en trois actes et deux coups de cuillère à pot. En ce moment, on en est au passage où le flic se fait la gueule d’un dur et va trouver un pote en lui demandant de fermer sa grande gueule. Le pote tient un boui-boui infect. Il loue une piaule au flic, le flic s’appelle Carmona… Alors il l’appelle Carmona, mine de rien… Tu restes pour la suite ou tu te fais rembourser ?

Il hoche la tête, tire une boutanche de sous son rade, emplit deux glass et soupire :

— J’ai un faible pour le théâtre… Jusqu’ici, j’ai vu que La Veuve soyeuse et ça m’a plu… Je voudrais visionner aut’ chose…

— T’as une chambrette d’amour ?

— Oui. Premier étage, le 9… C’est une chambre de travail avec des glaces au plafond. Tu peux pas savoir ce que c’est commode pour se regarder dormir… Et quand tu t’envoies une nana, t’as l’impression du relief, genre Cinérama, si tu vois ?

— Ça boume…

Il vide son verre comme on jette une pierre dans un puits et ça produit exactement le même bruit.

— Du bordeaux, fait-il, j’y suis venu, ça fatigue moins que le bourgogne et t’as des crus qui se défendent…

Il ajoute :

— Tu veux pas te zoner maintenant, si ?

Il cligne de l’œil, coquin comme votre percepteur lorsqu’il vous balance une escadrille de commandements.

— Si t’es d’humeur, fait-il, j’ai une soubrette tout ce qu’il y a de chouilla. Une môme qui a travaillé chez le sénateur à Poitiers, c’t’une référence, crois-moi. Elle connaît des trucs comme on peut pas croire qu’en existe… Tiens, la Bicyclette-yougoslave, t’as entendu parler, toi ? Moi, jamais avant son arrivée ici ! Et cette môme faut que tu la voies, c’est pas n’importe qui, mais de la fille de famille… Ça a un pedigree et des aïeux sous les croisés…

Sans attendre mon assentiment, il crie à la cantonnade :

— Dorothée !

Il recligne du zieux.

— D’accord, c’est un nom à coucher dehors, admet-il. Mais elle a insisté. Les Ricains lui ont monté au cervelet. C’était ça ou Daphné, entre deux maux faut choisir le moindre, pas vrai…

Sur ce, Dorothée paraît. Une bonne gueule de pute, rousse à faire chialer Van Gogh !

— Bath, ta fille de famille, soufflé-je à Godot…

Sa fille de famille ressemble plutôt à une fille de salle. Elle est issue de la famille tuyau de poète, comme dirait Cocteau… Son rouge à lèvres dépasse celles-ci de trois bons centimètres et de façon irrégulière. Elle a le regard vicelard, le nichon qui ne craint pas le vertige, le ventre en ventouse et le souci permanent d’écrire 888 888 avec ses fesses.

Elle me défrime d’un air provocant.

— Accompagne Monsieur au 9, fait le taulier. Et pleure pas ta peine, fillette, c’est un aminche.

Je suis la Dorothée comme un laboureur suit sa charrue. Pour le fignedé, le Créateur n’a pas pleuré la marchandise. Il lui a filé une de ces armoires à deux portes qui ferait grimper les enchères à la salle Drouot. En attendant, elle fait grimper le client !

Elle est déloquée avant moi. Comme système de dégarpillage, c’est du breveté. Un bouton-pression à tirer et ses fringues font camarade. Elle a dû faire un numéro de transformation au music-hall avant de travailler dans le bidet à changement de vitesses.

En tout cas, si Godot l’a montée sur le plan blason, il n’a pas exagéré quant à son comportement sexuel, comme dirait l’ami Quinsey. Oh ! pardon ! Si vous avez jamais batifolé avec la fille aînée du Stromboli, amenez votre badine de sous-officier ! Je m’envole, les gars. Et je fais une constatation, c’est que les traits de Carmona ne nuisent pas le moins du monde à mes ardeurs.

Quant à la Bicyclette-yougoslave, je ne vous en parle pas maintenant, ne voulant pas avoir d’ennuis avec la censure ; mais un de ces jours, je publierai un traité là-dessus avec une préface de M. Jean Paulhan pour que ça fasse plus sérieux.

Voilà qui est bien, non ? Au lieu de me morfondre à attendre la suite des événements, je prends une option sur le paradis…

Dans la vie faut toujours se comporter en gentleman. Ne voulant pas être en reste avec cette chère pétroleuse, je la remercie de sa Bicyclette-yougo en lui enseignant la Pomme-d’arrosoir-Chantilly ! Une merveille ! Y a des eunuques qui se font rembourser pour l’essayer…

Bref, une petite heure passe ainsi, gentiment. Nous flânons… Comme disait la mère Sévigné : « Fanner c’est couper le foin en batifolant. » Notez que les terreux qui suent des lanternes vénitiennes en faisant les foins ne sont pas d’accord.

— Comment que tu t’appelles ? demande cette partenaire émérite.

Le temps des présentations est en effet venu.

— Carmona, fais-je… Albert…

Elle sursaute…

— Je me disais bien qu’on s’était déjà vus ! Tu te souviens pas de moi ?

Le hasard, je vous dis… Voilà que cette paumée a connu le pendu. C’est fou ce qu’un homme normal peut trousser de gonzesses au cours de sa vie ! Des grandes, des petites, des boiteuses, des postières, des qui louchent, des frigides, des autres, des qui l’ont en pas de vis, et d’autres qu’ont le vice chevillé au corps… La vie ! La vie avec cette interminable séquelle de souris qu’il faut passer au composteur si on veut avoir l’air d’un homme. Et tous les hommes tiennent à avoir l’air d’un homme, y compris ceux qui marchent à la cantharide et ceux qui marchent dans les défilés de la Fête-Dieu.

Pauvres nous ! Voyez, puisqu’on digresse et qu’on s’allonge sur la question, je peux vous dire qu’y a des matins, je suis triste de me réveiller. Je pense à toutes ces humanités qui m’attendent un peu partout. À tous ces gens soucieux et mal bâtis, à toutes ces filles qui se parfument au Cadum pour accueillir le visiteur, à tous ces jeunots qui se font des entorses en attendant de connaître la félicité ; à tous ces bonshommes lourds de saloperies comme moi… Oui, des matins, les gars… Des matins qui déchantent et où on a envie de balancer l’humanité entière dans les gogues, nous compris, et d’avoir un suprême geste pour tirer la chasse… La fosse commune, quoi ! La vraie, c’est-à-dire la fosse d’aisance ! Ah ! m… ! je deviens scatologique en m’échauffant, et pourtant c’est pas mon genre !