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« Votre femme va bien, elle est en sécurité, elle passe la nuit chez sa mère jusqu’à ce qu’elle puisse rentrer sans danger. »

Elle le quitte peu après, à un endroit où les dieux sont aussi peu nombreux que les étoiles dans un ciel nocturne. Ils flottent autour des grands lampadaires jaunes à sodium qui bordent les avenues, au-dessus des voitures qui passent à toute vitesse dans la pluie, ils tremblent comme des flammes de haut en bas des câbles de communications, mais les bastîs derrière sont obscures, impies. Des murmures la guident dans l’obscurité. Le monde tourne, la ville brûle, mais le bidonville doit dormir. Un visage surpris dans une buvette à châï ouverte toute la nuit la dévisage comme s’il voyait un djinn éjecté par la tempête. Continuez tout droit jusqu’à un grand pylône électrique, murmure le dieu de la chaîne câblée MTV-Asie sur l’écran bleu pâle. Les divinités pendent aux poutrelles du pylône comme des feuilles à un arbre. À gauche, disent-elles. Celle avec deux marches pour descendre et le sac d’engrais comme porte. C’est facile à trouver, même en pleine obscurité puante, quand des dieux vous guident. Elle sent sous ses doigts les parois du taudis. La feuille de plastique servant de porte bruit à son contact. Des vies s’éveillent à l’intérieur. C’est l’endroit où la conduit l’ADN dans la base de données. Dans son dos, la véritable lumière de l’aube semble une vague lueur grise dans l’aura des dieux. Aj soulève le plastique et se penche pour passer sous le linteau.

Ils crient et tambourinent pendant vingt minutes, mais le bon docteur Nânak ne reçoit pas de visiteurs, ce jour-là. Les portes sont hermétiquement fermées, les écoutilles verrouillées, les fenêtres obturées par des volets fixés à l’aide de grands cadenas de cuivre brillant. Thomas Lull cogne du poing sur la porte grise.

« Allez, ouvrez, bordel ! »

Il finit par jeter des débris métalliques vers les fenêtres grillagées de la passerelle sous la pluie qui se rassemble en flaques encore plus larges sur le revêtement gris. Ce bombardement attire l’attention des Australiens de la péniche voisine. Deux jeunes de vingt et quelques années s’approchent, torse nu et bermuda. Des gouttes d’eau tombent de leurs dreadlocks blondes, mais ils se déplacent sous la pluie comme dans leur environnement naturel. Lisa Durnau, qui s’abrite sous un auvent, jette un coup d’œil à leurs abdos. Ils ont de petits sillons musculaires au niveau de l’aine qui descendent sous la ceinture.

« Mon pote, si le gourou est pas là, l’est pas là.

— J’ai vu bouger là-haut. » Thomas Lull se remet à crier : « Hé ! Je vous vois, sortez, j’ai des trucs à vous demander.

— Écoute, respecte un peu la tranquillité du gars », dit le second gamin bien foutu. Une spirale en jade lui pend au cou par une lanière de cuir. « Le gourou ne donne pas d’interviews, à personne, nulle part, jamais. D’accord ?

— Merde, je ne suis ni journaliste, ni un de ces putains de kârsevaks », déclare Thomas Lull avant d’entamer l’ascension de la superstructure.

« Lull, gémit Lisa Durnau.

— Oh non, pas question », crie le premier Australien, et ils attrapent Thomas Lull par les jambes pour l’arracher à la passerelle. Lull tombe sur le pont avec un bruit sourd et substantiel.

« Là, vous avez définitivement abusé de notre hospitalité », affirme le garçon à la spirale verte. Ils relèvent Thomas Lull, lui immobilisent les bras et le conduisent en direction de l’escalier principal entre les péniches. Lisa Durnau décide qu’il est temps d’agir.

« Nânak ! » lance-t-elle en direction de la passerelle. Une silhouette bouge derrière le grillage et le verre sale. « Nous ne sommes pas journalistes. C’est Lisa Durnau et Thomas Lull. Nous voulons vous parler de Kalkî. »

La porte de la passerelle haute s’ouvre. Un visage emmitouflé d’un châle apparaît, un visage comme celui d’Hanumân, le dieu-singe.

« Lâchez-le. »

Nânak le chirurgien de rêve s’affaire sur la passerelle à préparer du thé de la bonne manière. Après la sonore superstructure industrielle, l’intérieur fait un peu bizarre, avec son bambou et son osier style résidence secondaire de Cape Cod.

« Mes excuses, toutes mes excuses pour ma réticence. » Nânak s’active avec les théières et une table pliante en cuivre. Lisa Durnau sirote son châï en examinant discrètement leur hôte. On voit peu de neutres au Kansas. Les détails de sa peau, les sillons subtils sur son bras gauche nu à l’emplacement des contrôles subdermiques du système sexuel, tout cela la fascine. Elle se demande à quoi cela ressemble de programmer ses émotions, de planifier ses passions amoureuses et ses peines de cœur, de reconfigurer ses espoirs et ses peurs. Elle se demande combien d’orgasmes différents on pourrait créer. Mais la principale question qui lui trotte dans la tête est : avant, homme ou femme ? La forme du corps, la répartition de la graisse, les vêtements… un mélange éclectique favorisant délibérément l’ample et le flottant pour ne pas livrer le moindre indice. Masculin, décide-t-elle. Les hommes sont fragiles et fluctuants dans leurs identités sexuelles. Nânak continue à verser du châï. « Nous avons été persécutés, récemment. Les Australiens veillent bien sur moi, les amours. Et mon travail ici exige la discrétion. Mais, professeur Thomas Lull, c’est un grand honneur pour moi, humble fournisseur de services chirurgicaux. »

Thomas Lull ouvre son palmeur qu’il pose sur la table en cuivre. Nânak grimace en voyant l’écran.

« C’est l’opération la plus complexe que j’ai jamais eue à monter. Des semaines de travail. Ils lui ont quasiment détricoté le cerveau. Ils ont sorti les lobes et les replis, qu’ils ont suspendus à des câbles. Extraordinaire. »

Lisa Durnau voit se crisper le visage de Thomas Lull. Nânak effleure le genou de celui-ci. « Elle va bien ?

— Elle essaye de découvrir qui sont ses vrais parents. Elle s’est rendu compte que sa vie n’était que mensonges. »

Les lèvres de Nânak forment un oh muet.

« Je ne suis qu’un courtier en services…

— Aviez-vous été engagé par ces deux personnes ? » Thomas Lull affiche la photo du temple qui lui a fait entreprendre ce pèlerinage.

« Oui, répond Nânak en joignant les mains dans son châle. Ils représentaient un puissant sundarban de Vârânacî, le sundarban Badrinâth. La demeure légendaire de Vishnu, je crois. J’ai reçu deux millions de dollars américains par virement bancaire tiré sur le compte de la compagnie Odeco. Je peux vous fournir les détails, si vous voulez. La moitié du budget a été absorbée par les cogniciels, il a fallu trouver un moyen de programmer la mémoire, les concepteurs d’émotiques ne sont pas donnés, même si j’aime à croire que nous avons dans la zone certains des meilleurs de tout l’Hindustan.

— Le budget, crache Thomas Lull. Comme pour un putain de programme télévisé…»

C’est le moment de parler, pour Lisa Durnau.

« Ses parents adoptifs à Bengaluru, ils existent ?

— Oh, ils sont complètement fictifs, madame. Nous avons dépensé beaucoup d’argent pour créer des antécédents crédibles. Il fallait qu’elle soit convaincante comme humaine, avec une enfance, des parents et un passé.