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« Par ici. »

Elle l’entraîne en direction des portes. La foule est moins dense aux limites de la place : les réfugiés se tiennent d’instinct à l’écart des soldats. Pârvati fouille dans le sac orné de perles qu’elle porte en bandoulière, en sort un tube de rouge à lèvres, baisse un instant la tête, la relève avec une bindî rouge sur le front.

« S’il vous plaît, pour l’amour de Shiva, pour l’amour de Shiva ! » implore-t-elle les militaires, les mains pressées en un namasté de supplication. Les yeux des javâns restent indéchiffrables derrière leurs visières chromées et constellées de pluie. Plus fort, maintenant : « Pour l’amour du seigneur Shiva ! » Les gens autour d’elle commencent à se tourner vers eux et à gronder. Ils se mettent à les bousculer, leur colère commence. Pârvati supplie les soldats : « Pour l’amour du seigneur Shiva. »

Les soldats entendent alors sa voix, voient son sari trempé, maculé de poussière. Ils lisent sa bindî. Des javâns se laissent glisser au bas de leurs véhicules, pointent le canon de leurs armes vers les femmes et les enfants, les forcent à s’écarter malgré les malédictions que ceux-ci leur hurlent. Un jemadar désigne Krishân et Pârvati d’un geste vif. Les soldats s’écartent, les deux jeunes gens se glissent entre eux, les armes se redressent à l’horizontale, un barrage, un refus. Une femme officier fait rapidement avancer Pârvati et Krishân entre les transports de troupes garés qui, malgré la pluie, sentent le biodiesel chaud. Les voix se mettent à tonitruer leur indignation. Jetant un coup d’œil en arrière, Pârvati voit une main saisir le fusil d’assaut d’un javân. Il y a un bref et acharné équilibre des forces, puis le soldat d’à côté remonte nonchalamment la crosse de son arme pour en percuter la tempe du protestataire. Le musulman tombe sans même un cri, les mains serrées sur la tête. Le cri de l’homme devient celui de la foule, qui s’avance comme une bourrasque. Puis les coups de feu éclatent et tout le monde sur la place tombe à genoux.

« Venez, intime la jemadar. Personne n’est blessé. Gardez la tête baissée. Que faisiez-vous là ? Qu’est-ce qui vous a pris ? Par une journée comme celle-ci. » Elle pousse une exclamation désapprobatrice. Pârvati ne trouve pas cela très correct pour un soldat bhâratî.

« Ma mère, dit-elle. Il faut que j’aille la chercher, elle est âgée, elle a besoin de moi, elle n’a personne d’autre…»

La jemadar leur fait grimper un escalier latéral qui mène à la gare. Le moral de Pârvati s’effondre. Ces gens, tous ces gens. Impossible de traverser. Elle ne voit pas où se trouvent les guichets. Mais Krishân pose brutalement les valises, dégage leurs poignées et les soulève sur leurs roulettes de plastique noir usé avant de s’enfoncer d’un pas déterminé dans le dos de la foule.

Le soleil monte au-dessus du toit transparent. Des trains arrivent, davantage de personnes que Pârvati n’en peut imaginer se pressent sur les quais. Pour chaque train qui, bondé de réfugiés, quitte l’abri de la marquise en diamant filé de la gare de Vârânacî, un autre se présente à quai. Pârvati et Krishân sont poussés pas à pas vers les guichets. La jeune femme regarde les écrans plats suspendus au plafond. Quelque chose est arrivé à Petit-déjeuner avec Bhartî. On diffuse à la place, en boucle, inlassablement, une séquence vidéo d’Ashok Rânâ, qu’elle n’a jamais apprécié. Il parle derrière une espèce de bureau de studio, l’air fatigué et effrayé. Au bout de six visionnages, Pârvati comprend, stupéfaite, ce qu’il raconte. Sa sœur est morte. Sajida Rânâ est morte. Les rues, les détonations, la foule, les gens qui courent, les musulmans et les soldats qui leur tirent au-dessus de la tête, tout cela devient alors une seule chose compacte et cohérente. Ignorants, innocents, ils avaient couru, valises à la main, dans l’agonie de Mère Bhârat. Soudain, son égoïsme la mine.

« Krishân. Il faut qu’on fasse demi-tour. Je ne peux pas partir. On avait tort…»

Le visage de Krishân exprime une incrédulité parfaite et épuisée. Puis une brèche s’ouvre devant eux, qui s’étend jusqu’au guichet dont l’employé regarde Pârvati, rien que Pârvati, et cette brèche ne prendra qu’un instant pour imploser.

« Krishân, le billet-wallah ! »

Elle le pousse jusqu’au guichet où le billet-wallah s’enquiert de sa destination et il n’en sait rien, elle voit que l’employé va l’écarter, au suivant s’il vous plaît.

« Bhubaneswar ! s’écrie-t-elle. Deux allers simples ! Pour Bhubaneswar. » Elle n’y est jamais allée, n’a même jamais effectué la traversée jusque dans l’antique Orissa, mais elle voit en esprit onduler la soie écarlate et orange, elle a en tête l’image du râthayâtra de Jaganâtha. Le billet-wallah imprime alors les billets, leur communique le numéro du train, son horaire, son quai ainsi que les numéros des sièges qui leur sont réservés, puis leur passe les papiers par le guichet.

Le train de Râyapur, où ils changeront pour Bhubaneswar, ne part que quatre heures plus tard. Lentement portés par la foule, ils franchissent les portes d’accès aux quais, où ils s’assoient sur leurs bagages, trop fatigués pour parler, chacun craignant qu’au moindre mot de l’autre, tous deux abandonneront les valises en plastique bleu pour revenir à leur vie et à leurs mensonges, mettant une fin définitive à leur petite aventure. Krishân achète des journaux au kiosque, pas beaucoup car en les lisant, Pârvati se met à redouter d’être là sur ce quai au milieu de musulmans, malgré les patrouilles des groupes de soldats. Elle sent le poids de leurs regards, les entend siffler et marmonner. Mme Khan, du Cantonnement, qui durant le match de cricket exprimait avec une telle fermeté ses opinions sur la politique de guerre, pourrait se trouver sur ce quai. Non, pas la bégum Khan : elle serait dans un wagon climatisé de première classe à cent kilomètres de là, dans une automobile aux vitres obscurcies que son chauffeur conduirait vers le sud, ou bien en classe affaires dans un Airbus.

De la pluie dégouline de la marquise au bord du quai. Krishân montre à Pârvati les gros titres, à peine sortis de l’imprimante et pas encore tout à fait secs, qui annoncent un grand Gouvernement de Salut National en coalition avec le parti Shivajî de N.K. Jîvanjî, gouvernement qui rétablira l’ordre et repoussera l’envahisseur. C’est ce que Pârvati a senti parcourir les quais comme un front froid. L’ennemi s’est emparé du fouet : il n’y a plus de place au Bhârat pour l’Islam.

On sent le train arriver avant de l’entendre, au cliquètement des aiguillages, à la vibration grave montant par les traverses dans les montants d’acier qui soutiennent la marquise, au grondement dans le bitume usé. Famille par famille, la foule se lève lorsque le train s’extrait de la perspective des rails, oscillant sur les aiguillages qui conduisent au quai numéro 15. Les panneaux indicateurs s’allument : l’express pour Râyapur. Krishân attrape les valises tandis que la foule s’avance à la rencontre du train. Bogie après bogie après bogie, ce dernier défile sans faire mine de s’arrêter. Pârvati se presse contre Krishân. Un faux pas suffirait, ce serait la perte d’équilibre, la chute, la mort sous la guillotine des roues. Le long convoi ralentit peu à peu, finit par s’immobiliser.

Soudain, des corps poussent avec force Pârvati. Elle trébuche en avant contre Krishân, quant à lui expédié contre le flanc du train. Au même moment, un rugissement monte à l’arrière de la foule.

« Par ici, par ici ! » s’écrie Krishân. Les portières s’ouvrent en sifflant, aussitôt encombrées de corps. Des bras se tendent tout à coup, des torses pivotent, des bagages sont glissés, fourrés de force. La pression écarte Pârvati des marches. Krishân se bat contre le flot, s’accroche au montant de la porte, essaye de toutes ses forces de ne pas être séparé d’elle. Terrifiée, Pârvati tend la main vers lui. Des femmes la bousculent en hurlant des jurons absurdes, des enfants passent à coups de pied. Le quai est têtes, têtes et mains, têtes, mains et paquets et encore davantage de gens qui, depuis les autres quais, se précipitent en traversant les rails pour atteindre le train, le train qui va quitter Vârânacî. Des jeunes hommes piétinent Pârvati en se précipitant sur le toit, mais elle continue à tendre la main vers celle de Krishân.