Puis les coups de feu éclatent, de courtes et brutales rafales d’armes automatiques. La foule sur le quai se plaque au sol comme un seul homme, en se couvrant la tête des mains. Des cris, des hurlements dont, épouvantables, impossibles à calmer, ceux des blessés : cette fois, les soldats ne tirent pas pour faire peur. Pârvati sent la main de Krishân se refermer sur la sienne. D’autres coups de feu. Elle voit des éclairs, entend le bruit métallique des douilles ricochant sur les montants. Krishân pousse un étrange petit soupir, puis sa prise se resserre sur la jeune femme qu’il tire alors vers le haut, qu’il hisse jusque dans le train.
Au retour, Lisa et Thomas Lull sont les seuls passagers dans le salon. Avec son éclairage cru au néon, l’endroit donne une impression de grand, de plastique et d’exposé, aussi Lisa Durnau suggère-t-elle de sortir contempler le fleuve sacré. L’eau sacrée est une notion nouvelle pour elle. Côte à côte contre le bastingage, fouettés par la pluie, ils regardent les rives sablonneuses, les usines rouillées d’extraction d’eau. Un objet troue la surface. Lisa se demande s’il s’agit d’un de ces dauphins d’eau douce aveugles dont parlait un article qu’elle a lu dans l’avion en venant de Tiruvanantapuram. Un dauphin ou un cadavre. Certaines classes d’Hindous, ne pouvant être incinérées, sont abandonnées à la merci de Gangâ Mâtâ.
Un jour, dans une conférence, elle s’était effondrée, épuisée par l’avion/le train/le taxi, dans un fauteuil en cuir de l’entrée face à un délégué africain quasiment allongé sur un siège. Elle lui avait adressé un signe de tête, les yeux écarquillés, abasourdie, hooooooooo. Il lui avait rendu son signe de tête en plaquant ses mains sur les accoudoirs. « Je laisse juste mon âme rattraper son retard sur moi. » C’est ce dont elle a besoin. Se rattraper elle-même. Trouver un moment hors de la succession des événements, un instant rempli ni par quelqu’un, ni par quelque chose, ni par un problème qui approche d’elle figé dans les phares de l’histoire. Arrête de réagir, prends le temps, prends du recul, laisse ton âme rattraper son retard sur toi. Elle meurt d’envie d’aller courir. À défaut, elle passe un peu de temps avec un fleuve sacré.
Elle regarde Thomas Lull. Dans sa manière de s’appuyer au bastingage, elle voit quatre ans, elle voit l’incertitude, elle voit l’assurance qui diminue, l’ardeur et l’énergie qui s’apaisent. Depuis combien de temps n’as-tu pas brûlé de passion pour quelque chose ? se demande-t-elle. Elle voit un quinquagénaire qui pense chaque jour à la mort. Elle ne voit presque plus rien de l’homme avec qui elle a eu d’indécentes relations sexuelles adultes dans une douche d’Oxford. C’est définitivement terminé, pense-t-elle, en se sentant désolée pour lui. Il a l’air tellement fatigué.
« Dis-moi donc, L. Durnau, t’arrive-t-il, à l’occasion, de croiser Jen ?
— De temps en temps, au centre commercial, ou parfois à un match des Jayhawks. Elle a quelqu’un d’autre.
— Je m’en doutais déjà avant. Tu sais. De la manière dont on sent qu’il y a quelque chose. Les hormones ou je ne sais quoi. Elle a l’air heureuse ?
— Plutôt. » Lisa Durnau anticipe l’inévitable question suivante. « Pas de poussettes. »
Il regarde la berge qui défile, les shikharas blancs des temples, flous devant les nuages de pluie de l’autre côté de la ligne sombre des arbres. Des buffles se prélassent dans l’eau, levant la tête pour éviter la vague d’étrave de l’hydroptère.
« Je sais pourquoi Jean-Yves et Anjâlî ont fait ça, pourquoi ils lui ont laissé cette photo. Je me demandais pourquoi ils avaient affublé leur projet d’un défaut congénital. Anjâlî ne pouvait pas avoir d’enfants, tu sais.
— Aj était leur fille de substitution.
— Ils avaient le sentiment de lui devoir la vérité. Mieux valait pour elle découvrir sa vraie nature plutôt que de vivre une vie d’illusions. Être humain, c’est ne pas avoir d’illusions.
— Tu n’es pas d’accord avec ça.
— Je n’ai pas ta sévérité calviniste. L’illusion ne me gêne pas. Je ne pense pas que j’aurais eu le courage ou l’insensibilité de lui faire ça. »
Sauf que tu es parti, toi aussi, pense Lisa Durnau. Tu as toi aussi abandonné amis, carrière, réputation, maîtresses, ça a été facile pour toi de tourner le dos et de partir sans jamais un regard en arrière.
« Mais elle est venue te chercher, toi, dit-elle.
— Je n’ai pas de réponses pour elle. Pourquoi doit-on avoir des réponses ? On naît en ne sachant foutrement rien, on passe sa vie à ne foutrement rien savoir, et une fois mort, on ne sait plus jamais rien à rien. C’est ce qui en fait le mystère. Je ne suis le gourou de personne, ni le tien, ni celui de la NASA, ni celui d’une aeai. Tu sais quoi ? Tous ces articles, ces apparitions télévisées, ces conférences… j’inventais au fur et à mesure. Voilà tout. Alterre ? Rien qu’un truc que j’ai inventé un jour. »
Lisa Durnau agrippe la rambarde des deux mains.
« Lull, Alterre n’existe plus. »
Elle n’arrive pas à lire son expression, son comportement, ses muscles. Elle essaye de provoquer une réaction.
« C’est fini, Lull, il n’y a plus rien. Les onze millions de serveurs, tous plantés. Disparus. »
Thomas Lull secoue la tête. Thomas Lull fronce les sourcils. Son front se plisse. Puis Lisa voit sur son visage une expression qu’elle connaît très bien : la perplexité, l’émerveillement, l’illumination d’une idée.
« Quelle a toujours été l’hypothèse derrière Alterre ? demande-t-il.
— Qu’un environnement simulé…
— … pourrait finir par produire une véritable intelligence. » Les mots déferlent. « Et si nous avions réussi au-delà de toutes nos espérances ? Si Alterre n’avait pas engendré l’intelligence, mais que le tout avait pris vie… conscience… Kalkî est le dixième avatar de Vishnu. Il est là au sommet de la pyramide évolutionnaire d’Alterre, il conserve et protège toute vie, tout procède de lui ou est de sa substance. Il tend alors le bras et s’aperçoit de la présence d’un autre monde vivant, distinct, déconnecté, complètement étranger. Est-ce une menace, une bénédiction, quelque chose de totalement autre ? Il faut qu’il sache. Il faut qu’il le connaisse.
— Mais si Alterre a planté…»
Il se mord la lèvre inférieure, se tait, s’assombrit, les yeux fixés sur la pluie qui tombe dans le grand fleuve. Lisa Durnau essaye de faire le compte des impossibilités qu’il a eues à prendre en compte. Au bout d’un moment, il tend la main. « Donne-moi ce truc. Il faut que je retrouve Aj. Si Vishnu a disparu, elle est déconnectée du réseau. Toute sa vie est illusion et maintenant, même les dieux l’ont abandonnée. Que va-t-elle penser, que va-t-elle ressentir ? »
Lisa sort la Table de son étui en cuir souple et la passe à Thomas Lull. L’appareil carillonne une gamme grave. Surpris, Thomas Lull manque le lâcher. Lisa le rattrape avant son moksha dans le Gangâ. Une voix et une image apparaissent dans sa perception : Daley Suarez-Martin.