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« Il s’est passé quelque chose au Tabernacle. Ils obtiennent un nouveau signal. » La Table affiche un quatrième visage, un homme, un Bhâratî, cela est évident même dans l’image basse résolution de l’automate cellulaire : un homme aux traits tirés et aux attaches fines. Lisa Durnau distingue le col d’une veste à la Nehru. Elle lui trouve le visage horriblement triste. Une ligne d’identification est jointe.

« Je pense que vous feriez mieux de trouver votre ami au plus vite, dit-elle. Cet homme s’appelle Nanda. C’est un flic Krishna. »

Elle fuit la maison dans la lumière grise. La pluie tombe sur la bastî Scindia. Les pieds nus des femmes prenant de l’eau aux pompes ont transformé les ruelles en boue fétide. Les égouts débordent. Les hommes aussi s’activent dans l’aube, pour acheter et vendre, peut-être pour se louer au creusement d’une tranchée nécessaire à la pose d’un câble, peut-être pour prendre une tasse de châï ou voir s’il reste quelque chose de la ville. Ils suivent des yeux la fille au tilak Vishnu qui les bouscule au passage, courant comme si elle avait Kâlî aux trousses.

Les yeux dans le noir de la maison près du pied gauche du pylône. « Nous sommes pauvres, nous n’avons rien qui pourrait vous intéresser, laissez-nous en paix, s’il vous plaît. » Puis le frottement et la lueur d’une allumette, un arc de cercle lumineux tandis qu’on en approche la flamme de la mèche d’un petit diyâ en argile, le bourgeon de lumière qui enfle et remplit la pièce au sol de terre battue. Et ensuite, les cris de peur.

Les véhicules vrombissent dans sa direction ; le métal surgit, immense, puis s’estompe dans la pluie. Des voix tonnent, des corps qui semblent grands comme des nuages se pressent contre elle. Un fleuve de mouvement et de danger alimenté en alcofuel. Elle est dans la rue, elle ne sait pas comment. Les certitudes et supervisions divines de la nuit se sont évaporées à la lumière. Pour la première fois, il n’y a aucune distinction nette entre dieu et humain. Elle n’est pas sûre de pouvoir retrouver le chemin de l’hôtel.

Aidez-moi.

L’horizon grouille des motifs chaotiques et moirés de dieux s’entremêlant, se brouillant, coulant, se régénérant en étranges nouvelles configurations.

« Qu’est-ce que tu fais dans cette maison ? » Elle pousse un cri et se bouche les oreilles lorsque, dans son crâne, les voix dont elle se souvient lui parlent à nouveau. Les visages des femmes dans la lueur de la lampe à huile, une vieille, une moins âgée, une très jeune. Un gémissement était monté de la gorge de la vieillarde, comme si quelque chose de long et de fragile se déchirait en elle.

« Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’as rien à faire ici ! » Une main en une mudrâ contre le mauvais œil. Les yeux écarquillés de peur, mouillés de larmes de la plus jeune. « Sors de cette maison, il n’y a rien ici pour toi. Ne vous y trompez pas. Vous la voyez, vous la voyez ? Vous voyez ce qu’ils ont fait ? Ah, c’est le mal, un djinn, un démon ! » La vieillarde se balance désormais sur les talons, les yeux fermés, en poussant des gémissements. « Éloigne-toi de nous ! Ce n’est pas chez toi, tu n’es pas notre sœur ! »

Supplications jamais prononcées. Réponses jamais données. Questions jamais formulées. Et la vieillarde, la vieille : sa mère, la main devant les yeux comme si Aj l’aveuglait, comme si elle brûlait d’un feu impossible à regarder. Dans la rue, sous la pluie de la mousson, elle pousse un long cri, un gémissement aigu arraché à son cœur. Elle comprend, maintenant.

La peur : chose blanche, sans surface ni texture ni quoi que ce soit sur lequel poser la main pour la bouger ou la manipuler, chose qui donne l’impression d’une pourriture au fond de vous, si bien que vous avez envie de vous rouler en boule et de lui demander de vous ignorer, ce qu’elle ne fait jamais.

La perte mord et bouscule. Elle est pleine de crochets plantés d’un bout à l’autre de votre corps, y compris à des endroits que vous n’auriez jamais imaginés capables de ressentir la perte, comme les pouces et les lèvres, des crochets reliés au vent et à la mémoire par des fils délicats sur lesquels tirent la moindre perturbation, le moindre début de souvenir. Rouge, telle est la couleur de la perte, et elle a l’odeur de roses brûlées.

L’abandon, ce goût nauséeux au fond de la gorge, toujours sur le point de sortir : on dirait le vertige ressenti en marchant au bord d’un grand quai en pierre, si loin au-dessus de la mer qui miroite et s’agite qu’on ne sait pas trop où elle est, mais marron, marron : l’abandon est du marron vide et terne.

Le désespoir : un vrombissement en bruit de fond universel, du bruit gris, moitié bourdonnement, moitié sifflement, un étouffement, effacement, étalement de tout en un gris pastel. La pluie universelle. La capitulation universelle, dans laquelle vous pouvez tendre toujours plus loin vos membres sans jamais toucher quoi que ce soit. L’isolation universelle. C’est le désespoir.

Le jaune est la couleur de l’incertitude, un jaune maladif, un jaune comme la bile, comme la folie, comme les fleurs qui ouvrent leurs pétales autour de vous et tourbillonnent et tournent si bien que vous ne pouvez pas décider laquelle est la meilleure, laquelle est la plus parfaite, laquelle dégage l’arôme le plus somptueux et le plus écœurant ; jaune comme l’acide qui ronge tout ce que vous croyez savoir jusqu’à ce que vous vous retrouviez sur un filigrane de rouille en étant à la fois plus petit que le plus minuscule grain de pollen jaune et vaste au-delà de la vastitude, vaste à en contenir des villes.

Le choc est une pression transie qui essaye de vous écraser le cerveau au fond du crâne.

La trahison est bleu translucide, froide, froide, si froide.

L’incompréhension semble un cheveu sur la langue.

Et la colère est lourde comme un marteau, mais si légère qu’elle peut voler de ses propres ailes, et la rouille la plus sombre, la plus noire.

Voilà ce que c’est d’être humain.

« Pourquoi vous ne me l’aviez pas dit ? » crie-t-elle aux dieux tandis que la rue déferle autour d’elle et que la pluie tombe sur son visage tourné vers le ciel.

Et les dieux répondent : Nous n’en savions rien. Nous n’en avions pas la moindre idée. Et ils disent : Maintenant, nous comprenons. Puis, un par un, ils s’éteignent comme des diyâs dans la pluie.

Shiv n’arrive pas à reconnaître l’odeur. Douce, musquée, elle lui rappelle des choses dont il n’arrive pas à se souvenir complètement. Elle émane du datarâja Râmânandâchârya. C’est un gros con, mais ils le sont tous. Gros et tremblant. Il n’a plus l’air si cool dans ces peignoirs et ces robes de chambre. Shiv déteste par-dessus tout les moustaches mogholes à l’ancienne. Il adorerait les couper, mais il faut que Yogendra garde l’extrémité recourbée de son grand poignard près de l’entrejambe de Râmânandâchârya. D’un petit mouvement du poignet, il peut lui ouvrir l’artère fémorale. Shiv connaît la chirurgie. Le râja se videra de son sang en moins de quatre minutes.

Ils remontent du Pavillon Hastings vers le Temple, marchant sur les pavés mouillés en restant aussi près les uns des autres que des amants ou des poivrots.

« T’en as combien, là-dedans ? » murmure Shiv en poussant Râmânandâchârya de l’épaule. « Hein, combien de femmes, là-dedans ?

— Quarante », répond Râmânandâchârya. Shiv le gifle d’un revers de main. Il sait que ce sont les pilules, elles le rendent impatient, plus audacieux qu’un homme intelligent devrait l’être, mais cette sensation lui plaît.