« Vous ressembliez à des gens pouvant avoir besoin d’un moyen de locomotion. » Tal poussa Nadja à l’arrière. « De toute manière, il n’y a pas de clients, cette nuit, avec tout ce qui se passe. Et je vous facture l’attente. Je vous conduis où ? À moins que je doive encore juste rouler sans but ?
— N’importe où, mais ailleurs. » Tal sortit son palmeur pour ouvrir le fichier vidéo envoyé par N.K. Jîvanjî à Nadja ainsi qu’un joli petit logiciel pirate figurant sur la liste des Indispensables de tout neutre dans le coup : un traceur de téléphone. Un neutre ne sait jamais quand eil aura besoin d’un petit Ran. Dé. Vous.
« On ne devrait pas être en train de rouler ? s’étonna Tal en levant les yeux du code qu’il extrayait du fichier vidéo.
— Il y a un truc qu’il faut que je vous demande, expliqua le chauffeur. J’ai besoin que vous m’assuriez n’avoir rien à voir avec le… avec les désagréments de ce matin. J’ai beau ne pas cacher ce que je pense des nombreux échecs et incompétences de notre gouvernement, au fond, j’adore ma nation.
— Bâbâ, les mêmes s’en sont pris à elle et m’ont tiré dessus, assura Tal. Faites-moi confiance. Allez, roulez. » C’est à ce moment-là que le chauffeur a mis les gaz.
« Votre amie va bien ? » demande-t-il à présent en se frayant à coups de klaxon un chemin au milieu des fans de soap, désormais debout, les mains levées comme en offrande, les yeux fermés, les lèvres actives. « Elle ne semble pas dans son état normal.
— Elle a reçu de mauvaises nouvelles de sa famille, répond Tal. Et eux, qu’est-ce qui leur prend ?
— Ils accomplissent une pûjâ aux dieux de Town and Country pour que notre nation retrouve liberté et sécurité. Pure superstition, si vous voulez mon avis.
— Je n’en serais pas si sûr », marmonne Tal tout bas. En tournant sur la grande route, le taxi croise un imposant Toyota Hi-Lux dont les pneus soulèvent de grandes gerbes d’eau. Des kârsevaks s’agrippent aux barres antiroulis et aux garde-fous. La lumière bleue se reflète sur leurs épées et leurs trishûlas. Tal les observe s’éloigner en frissonnant. Deux minutes de fascination supplémentaires par l’aeai, et…
« Je suppose que vous aimeriez que je les évite, ainsi que les policiers, les soldats, les représentants du gouvernement et tous les autres ? lance le taxi-wallah.
— Surtout eux. » Tal tâte distraitement les ergots de contrôle sous sa peau, se souvenant de la brûlure de l’adrénaline, se souvenant d’une ville de lames et de trishûlas et d’une peur plus grande qu’eil n’aurait cru pouvoir ressentir un jour. Vous ne le savez pas, les sexués, mais je vous ai battus, pense Tal. Les durs, les violents, vous croyez que la rue vous appartient, que vous pouvez agir à votre guise sans personne pour s’opposer à vous parce que vous êtes de jeunes hommes forts et sauvages, mais ce neutre vous a battus. J’ai l’arme dans ma main et elle vient de me dire où trouver l’homme qui vous détruira avec. « Vous connaissez cet endroit ? » demande Tal en s’appuyant au dossier du siège avant pour fourrer le palmeur sous le nez du chauffeur. Dehors, derrière les essuie-glaces qui s’agitent, la nuit prend une couleur gris creux. Le taxi-wallah agite la tête.
« C’est pas la porte à côté.
— Alors je peux dormir un peu », réplique Tal en se réinstallant sur la garniture graisseuse, en partie parce qu’il veut vraiment dormir, en partie pour empêcher le chauffeur de jacasser sur l’état de la nation. Mais Nadja s’accroche à son bras en murmurant : « Tal, qu’est-ce que je vais faire ? Elle m’a montré des choses, sur mon père, quand on était en Afghanistan. Des choses horribles, Tal, que personne d’autre ne pouvait savoir…
— Elle ment. C’est une aeai de soap opera, elle est conçue pour intégrer le moins d’informations possible dans une histoire qui aura le maximum d’impact émotionnel. Allons, frangine, à qui ses parents ne racontent-ils pas de salades ? »
Dans l’heure et demie qu’il faut à la Maruti pour contourner les feux d’ordures qui couvent, esquiver les postes de contrôle, se glisser à travers les barricades d’automobiles incendiées et rouler sur des svastikas ou des exhortations Jaï Bhârat ! bombées sur la chaussée, Tal entend la radio jouer l’hymne national vingt-quatre fois, interrompu par de brefs bulletins du Bhârat Sabhâ sur les succès obtenus par le Gouvernement de Salut National dans ses efforts pour restaurer la sécurité. Eil serre la main de Nadja, qui finit par arrêter de pleurer doucement dans la manche de son haut en douce polaire grise.
Le taxi-wallah rechigne à engager sa jolie Maruti sur la route crasseuse et caillouteuse.
« Bâbâ, avec ce que je te paye, tu pourras t’acheter un nouveau taxi », l’exhorte Tal. C’est alors que, franchissant le mur d’enceinte d’un pavillon de chasse peu visible dans la bruine grise, la Mercedes s’élance vers eux sur la longue chaussée droite avec des coups de klaxon furieux. Tal vérifie sa position sur le GPS du palmeur, donne une tape au chauffeur. « Arrêtez cette voiture, ordonne-t-eil.
— Que j’arrête ?…» demande le taxi-wallah. Tal ouvre grand la portière. Le chauffeur pousse un juron et s’arrête en dérapant. Avant qu’il puisse réagir ou protester, Tal s’est glissé dehors et marche dans la bruine vers l’autre automobile. Des phares s’allument, l’aveuglent. Eil entend le rugissement du moteur au fond de sa gorge. Le klaxon est grave, polyphonique. Tal s’abrite les yeux de la main et continue à marcher. La Mercedes fonce dans sa direction.
Nadja plaque ses paumes sur la vitre et pousse un cri en voyant l’automobile se précipiter vers Tal dans ses atours trempés. Eil lève inutilement la main. Des freins crissent et se bloquent dans la boue collante du marais. Nadja ferme les yeux. Elle ne sait pas quel bruit font un demi-million de roupies de lourde mécanique nord-européenne en heurtant un corps humain lourdement restructuré, mais elle ne doute pas qu’elle le saura quand elle l’entendra. Elle ne l’entend pas. Elle entend une portière claquer avec un bruit pesant. Elle ose rouvrir les yeux. L’homme et le neutre sont debout dans la pluie de l’aube. C’est Shahîn Badûr Khan, pense Nadja. Elle ne peut que se souvenir de la seule fois où elle l’a déjà vu, sur ces photographies prises dans la boîte de nuit. Lumière du flash sur du cuir sombre, du bois sculpté, des surfaces polies, mais elle assiste là à un nouveau dialogue entre homme politique et neutre. Cette fois, c’est le neutre qui remet l’objet de pouvoir. Shahîn Badûr Khan est plus petit qu’elle se l’imaginait. Elle essaye de lui faire correspondre des opinions : traître, lâche, adultère, idiot, mais ses accusations sont englouties, à la manière des étoiles par un trou noir, dans l’image de la pièce au bout du couloir, la pièce dans laquelle elle n’est jamais allée, la pièce dont elle n’avait jamais su l’existence, la pièce au bout de son enfance, et son père qui l’accueille. L’histoire se produit là, essaye-t-elle de se dire pour consumer l’épouvantable gravité de ce que l’aeai lui a raconté sur son père. Devant toi, sur cette route de terre battue, l’avenir prend forme, et tu te trouves aux premières loges. Tu es là près du sable, au milieu du sang et des muscles, et tu sens l’odeur de l’argent chaud. C’est l’histoire de ta vie, ou de celle de n’importe qui. C’est ton prix Pulitzer avant tes vingt-cinq ans.
Et le reste de ta vie à revenir sur le passé, Nadja Askarzadah.
Un petit coup sur la fenêtre. Shahîn Badûr Khan se penche en avant. Nadja descend la vitre. Il a le visage grisé par une barbe de plusieurs jours et les yeux gonflés d’épuisement, mais avec une lueur minuscule, comme un diyâ flottant sur un large fleuve sombre. Contre toute attente, contre tous les événements, contre le courant de l’histoire, il a entraperçu la victoire. Nadja pense à ces femmes qui défilaient autour du ring en brandissant leur félin de combat au-dessus de la tête, déchiqueté mais toujours vaillant. Il tend la main.