« Madame Askarzadah. » Il a la voix plus grave qu’elle ne s’y attendait. Elle serre la main tendue. « Veuillez m’excuser si je semble un peu lent ce matin, j’ai été plutôt submergé par le flot des événements, mais je dois vous remercier, non seulement pour moi, je ne suis qu’un simple fonctionnaire, mais au nom de ma nation. »
Ne me remerciez pas, pense Nadja. C’est moi qui vous ai vendu, au départ. « Il n’y a pas de quoi, répond-elle.
— Si, si, madame Askarzadah, vous avez découvert une conspiration d’une telle ampleur, d’une telle audace… Je ne sais pas encore trop comment gérer ça, c’est littéralement à couper le souffle. Des machines, des intelligences artificielles…» Il secoue la tête et elle sent en lui une lassitude infinie. « Même avec cette information, c’est loin d’être terminé et vous êtes loin d’être en sécurité. J’ai un plan d’évasion, comme tout le monde à la Bhârat Sabhâ. J’avais prévu de l’utiliser pour mon épouse et moi-même, mais mon épouse, comme vous l’avez découvert…» Shahîn Badûr Khan secoue à nouveau la tête et cette fois, Nadja sent son incrédulité face aux involutions imbriquées, à la hardiesse gratuite de la conspiration. « Disons qu’il me reste quelques personnes loyales à des postes influents, et celles dont je ne peux garantir la loyauté sont au moins bien payées. Je peux vous faire passer à Katmandou, mais ensuite, vous devrez hélas vous débrouiller seuls. Je vous demanderai une chose, je sais que vous êtes journaliste et que vous tenez l’article de la décennie, mais accepteriez-vous de ne rien publier avant que j’aie joué ma carte ?
— Ouais », balbutie Nadja Askarzadah. Bien sûr, tout ce que vous voulez. Je vous le dois bien. Parce que vous n’en savez rien, mais je suis votre bourreau.
« Merci. Merci beaucoup. » Shahîn Badûr Khan lève les yeux vers le ciel en sang, plisse les yeux dans la pluie fine et acerbe. « Ah, je n’ai jamais connu pire époque. Et veuillez me croire, si je pensais que ce que vous m’avez donné pourrait nuire encore davantage au Bhârat… Je ne peux rien pour ma Première ministre, mais au moins me reste-t-il peut-être encore quelque chose à faire pour mon pays. » Il se redresse brusquement, tourne la tête vers les marais détrempés. « Nous avons encore un long chemin avant d’être tous en sécurité. »
Il lui serre à nouveau la main, fermement, résolument, et regagne son véhicule. Tal et lui échangent un très bref coup d’œil.
« C’est le politicien ? demande le taxi-wallah en reculant pour laisser passer la Mercedes.
— C’était Shahîn Badûr Khan », confirme Tal, trempé, sur la banquette arrière près de Nadja. « Le chef de cabinet de feu Sajida Rânâ.
— Bon sang ! » s’exclame le chauffeur en suivant Shahîn Badûr Khan et en klaxonnant les premiers chars à bœufs à se montrer sur cette petite route de campagne. « Le Bhârat, c’est quand même quelque chose ! »
La banque grâmîn de Jamshedpur consiste en une douzaine de sâthins campagnardes gérant des projets de microcrédit sur plus de cent villages. La plupart n’ont jamais quitté la campagne profonde du Bihâr et certaines ne se sont jamais rencontrées physiquement, mais elles détiennent cinquante lâkhs d’actions ordinaires de Ray Power. Leur agent aeai est une mignonne petite bîbî 2.1, potelée et souriante, au visage chiffonné par la vie et à la bindî rouge vif, qui serait tout à fait crédible en tante de la campagne dans un épisode de Town and Country. Elle salue Vishram d’un namasté dans sa vision hoek.
« Pour la résolution », dit-elle doucement, comme une mère, avant de disparaître.
Vishram a effectué le calcul mental avant qu’Inder puisse le rendre sous forme de graphique dans sa vision intérieure. KHP Holdings est le suivant sur la liste, avec ses dix-huit pour cent, de loin le plus gros actionnaire individuel en dehors de la famille. Si Bhardwaj vote oui, Vishram remporte la mise. S’il vote non, il faudra à Vishram onze des vingt paquets restants pour gagner.
« Monsieur Bhardwaj ? » interroge-t-il, les mains à plat sur la table. Il ne peut pas les lever : elles laisseraient deux nébuleuses empreintes de sueur de la taille de ses paumes.
Bhardwaj ôte ses lunettes à forte monture en titane et essuie par tactique un endroit gras avec un tissu en microfibre. Il exhale bruyamment par le nez.
« C’est une procédure des plus irrégulières, commence-t-il. Tout ce que je peux dire, c’est que sous M. Ranjît Ray, ce ne serait jamais arrivé. Mais la proposition est généreuse et nous ne pouvons l’ignorer. Je la recommande donc et vote en faveur de la résolution. »
Vishram s’autorise un léger spasme mental du poing et des mâchoires, un petit yes ! Même le soir du concours Drôlement Drôle, le public ne lui avait pas fait un effet comparable à ce murmure qui court autour de la table et signifie que tout le monde a procédé au même calcul. Vishram sent la cuisse de Marianna presser un instant la sienne sous le plan transparent de nano-diamant. Un mouvement à la périphérie de son champ de vision lui fait lever les yeux. Sa mère sort discrètement de la salle.
Il entend à peine les formalités du reste du vote. Sous le choc, il remercie les actionnaires et administrateurs de leur confiance dans le nom et la famille Ray. En pensant : gagné. Gagné. Putain, j’ai gagné. En assurant l’assemblée qu’il ne les décevra pas, qu’ils ont assuré un avenir formidable à cette formidable compagnie. En se disant qu’il va emmener Marianna Fusco dans un restaurant, le meilleur qu’on puisse trouver dans la capitale d’un pays envahi dont la Première ministre vient de se faire assassiner. En invitant chacun à l’accompagner au bout du couloir afin de voir précisément l’avenir pour lequel ils ont voté. En pensant à de gros nœuds sur une écharpe de soie.
C’EST COMME MENER DES VEAUX, reçoit-il comme message de Marianna Fusco tandis que sur le sol d’érable marqueté représentant le Râmâyana, le personnel de Ray Power essaye de faire avancer membres du conseil, chercheurs, invités, personnes égarées ainsi que ces journalistes de second plan qu’on pouvait ne pas mettre sur la Grande Histoire du Jour. Le remous des corps conduit Vishram et Râmesh, plus grand d’une tête, en orbite.
« Vishram. » Le grand frère a un large sourire empli de sincérité. Un sourire à l’air extraterrestre. Dans le souvenir de Vishram, Râmesh est toujours sérieux, perplexe, tête baissée. Sa poignée de main est ferme et prolongée. « Bien joué.
— Te voilà riche, maintenant, Ram. »
Râmesh réagit par un geste caractéristique : il incline la tête et tourne les yeux vers le haut, comme pour chercher la réponse dans les cieux.
« Oui, j’imagine, et à un point presque indécent. Mais tu sais, en fait, je m’en fiche. Tu peux faire un truc pour moi : trouve-moi du boulot sur ce projet de point zéro. S’il est comme tu dis, j’ai passé ma vie professionnelle à chercher dans la mauvaise direction.
— Tu vas assister à la démonstration.
— Je ne la raterais pour rien au monde. Enfin, pour rien à l’univers, devrais-je dire. » Il rit avec nervosité. Troisième règle de la comédie, pense Vishram Ray : ne jamais rire de ses propres plaisanteries. « Je crois que Govind veut te parler. »
Il a répété cela de tant de manières différentes, de tant de voix différentes, avec tant de nuances et postures, mais il oublie tout cela dans les quelques instants dont il a besoin pour repérer Govind dans la foule. Il ne peut pas tourner son artillerie sur ce petit homme potelé et suant qui sourit timidement dans son costume trop étroit.