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« Désolé », dit-il en tendant la main. Govind secoue la tête et serre la main.

« Voilà bien pourquoi je persiste à dire que tu ne réussiras jamais dans les affaires, frérot. Trop gentil. Trop poli. Tu as gagné aujourd’hui, tu t’es assuré une grande victoire, profites-en ! Apprécie-la. Jubile. Fais-moi à nouveau expulser du bâtiment par ta sécurité.

— Tu connais déjà ce numéro. »

Les chargés des relations publiques de Ray Power ont poussé le troupeau à avancer, laissant Vishram et Govind seuls dans le couloir. Govind tient la main de Vishram bien serrée dans la sienne.

« Notre père serait fier, mais je continue à penser que tu mèneras cette compagnie à sa perte, Vishram. Tu as le punch, tu as le charisme, tu as le show-biz et il y a un endroit pour ça, mais ce n’est pas de cette manière qu’on dirige une entreprise. J’ai une proposition. Le destin de Ray Power et celui de la famille Ray n’ont jamais été d’être divisés. J’ai des accords verbaux avec des investisseurs extérieurs, mais rien n’est rédigé, rien n’est signé.

— Une re-fusion, comprend Vishram.

— Oui. Dont je dirigerais la partie opérationnelle. »

Vishram ne peut lire ce public.

« Je te donnerai une réponse en temps voulu, assure-t-il. Après la démonstration. Maintenant, j’aimerais te montrer mon univers.

— Juste une chose, reprend Govind tandis que leurs semelles claquent doucement sur l’érable marqueté. D’où venait l’argent, dis-moi ?

— D’un vieil allié de notre père », indique Vishram, et tandis qu’il entend subliminalement le bruit qu’un comédien redoute le plus – celui de ses propres pas qui s’éloignent –, il s’aperçoit qu’aucun des nombreux scénarios qu’il a répétés sans s’en servir ne portait sur ce qu’il aurait fait en cas de bide à la table en diamant.

Ils trouvent un peu de place par terre près de la porte, sous la couchette baissée d’un agent de bord. Ils s’y barricadent avec leurs valises bleues résistantes au choc et se blottissent l’un contre l’autre comme des enfants. Les portières sont verrouillées, et Pârvati n’arrive à voir, par leur minuscule hublot de verre fumé, que le ciel couleur de sa propre pluie. La porte de communication lui donne un aperçu du wagon suivant. Les corps sont pressés contre le plastique rugueux, aplatis d’une manière troublante. Pas des corps : des gens, des vies comme la sienne qui ne peuvent continuer à avoir un sens à Vârânacî. Les voix sont noyées par le bourdonnement des moteurs, par la vibration des rails. Elle trouve ahurissant qu’une chose si affreusement surchargée puisse bouger même d’un pouce, mais la pression de l’accélération au fond de son ventre et celle de sa nuque sur les nervures de la paroi en plastique lui disent que l’express pour Râyapur prend de la vitesse.

Il n’y a aucun employé de compagnie ferroviaire dans le train, aucune contrôleuse en élégant sari blanc avec la roue de Bhârat Rail sur l’épaule du pallav, aucun châï-wallah cliquetant, aucun agent de bord assis jambes croisées sur la banquette au-dessus d’eux. Le train roule vite, maintenant, les pylônes électriques défilent, flous dans le minuscule rectangle de ciel fumé, et Pârvati connaît un instant de panique, se demandant si c’est le bon train, la bonne direction. Puis elle se dit : Et alors ? Pourvu qu’on parte loin.

Loin. Elle se presse contre Krishân, cherche sa main en restant subrepticement sous le drapé de son sari taché pour que personne ne voie, pour que personne ne soit tenté de se demander ce que font ces deux Hindous. Ses doigts trouvent quelque chose de chaud et mouillé. Elle les retire d’un coup. Du sang. Du sang qui se répand en une flaque poisseuse entre leurs deux corps. Du sang qui s’accroche aux nervures de la paroi en plastique. La main de Krishân, qu’elle n’a manquée que de quelques millimètres, est un poing rouge serré. Pârvati recule, non d’horreur, mais pour comprendre l’origine de cette folie. Krishân s’affaisse en laissant une traînée rouge sur la paroi, s’appuie sur son bras gauche. Juste au-dessus de sa hanche, sa chemise blanche est rouge jusqu’en bas, trempée de sang. Pârvati le voit traverser le tissu à chaque respiration.

Cet étrange soupir, lorsqu’il l’a tirée dans le train, loin des coups de feu sur le quai. Elle avait vu les balles ricocher sur les étais métalliques.

Il a le visage couleur de cendre, de ciel de mousson. Sa respiration est irrégulière, son bras frissonne, il ne peut plus se tenir ainsi longtemps, et chaque battement de cœur expulse un peu plus de sa vie sur le sol du wagon. Le sang forme une flaque autour de ses pieds. Ses lèvres bougent, mais il n’arrive pas à former de mots. Pârvati s’approche de lui, berce sa tête sur ses genoux.

« Tout va bien, mon amour, tout va bien », chuchote-t-elle. Elle devrait crier, appeler à l’aide, des secours, un médecin, mais elle sait, avec une terrible certitude, que personne n’entendra jamais rien dans ces wagons bondés. « Oh, Krishân », murmure-t-elle en sentant ce sang trempé, sexuel, s’étaler sous ses cuisses. « Oh mon cher homme. » Son corps est si froid. Elle caresse doucement ses longs cheveux noirs, y entremêle ses doigts dans le train qui continue imperturbablement vers le sud.

Voilà M. Nanda dans l’escalier de la Résidence Diljît Rânâ, grimpant d’un pas léger une volée de marches, puis deux, trois, quatre, dans la lumière si calme du matin. Il pourrait prendre l’ascenseur – à l’inverse des vieilles cités HLM comme Shiva Natarâja ou White Fort, tout fonctionne dans ces immeubles d’habitation gouvernementaux –, mais il veut conserver l’énergie, l’ardeur, l’élan. Il ne va pas le laisser lui échapper, pas quand il est si proche. Ses avatars sont des fils de soie arachnéenne tissés entre les tours de Vârânacî. Il sent le monde frémir dans la vibration de l’énergie de sa ville.

Cinq volées de marches, six.

M. Nanda compte s’excuser auprès de son épouse de l’avoir contrariée devant sa mère. Ces excuses ne sont pas à strictement parler nécessaires, mais dans un mariage, M. Nanda trouve sain de céder de temps à autre, même quand on a raison. Pârvati doit toutefois se rendre compte qu’il a trouvé un peu de temps pour elle au milieu de l’affaire la plus importante qu’a jamais eue à traiter le Ministère, une affaire qui, lorsqu’il aura achevé l’excommunication, le promouvra officier. Ils pourront alors passer des soirées heureuses à étudier ensemble les brochures des projets immobiliers dans le Cantonnement.

Les trois dernières volées de marches, M. Nanda les gravit en sifflant des thèmes des Concerti grossi de Haendel.

Ce n’est pas au moment où il glisse sa clé dans la serrure. Ni à celui où il saisit et tourne la poignée. Mais dans l’intervalle de temps nécessaire pour abaisser cette poignée et ouvrir la porte, il sait ce qu’il va découvrir. Et comprend la signification de l’épiphanie vécue peu avant l’aube dans le couloir du Ministère. C’était l’instant précis où sa femme l’a quitté.

Des bribes de Haendel flottent dans ses centres auditifs, mais quand il franchit le seuil, sa vie est tout aussi modifiée que la goutte de pluie qui, tombant un millimètre de l’autre côté d’un sommet montagneux, finira dans un océan différent.

Il n’a pas besoin de l’appeler. Elle est complètement, irrémédiablement partie. Ce n’est pas l’absence de ses affaires : ses magazines chati sont sur la table, le panier à dhobî dans la cuisine près de la planche à repasser, ses bibelots, dieux et petits objets votifs occupent leurs emplacements de bon augure. Les fleurs sont fraîches dans le vase, les géraniums arrosés. Son absence vient de partout : les meubles, la forme de la pièce, les tapis, la joyeuse et réconfortante télévision, le papier peint, les corniches et la couleur des portes. Les lumières, les ustensiles de cuisine, les biens blancs. La moitié d’un foyer, la moitié d’une vie et la totalité d’un mariage en ont été soustraits. La nature ne déteste pas ce vide. Il pulse, il a une forme et une géométrie.