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Elle était alors quelqu’un de différent, à en croire les femmes du taudis. Mais les dieux – les machines, comprend-elle maintenant – disent qu’elle est devenue une tout autre-personne. Disent, ou plutôt ont dit. Les dieux sont partis. Deux jeux de souvenirs. Deux vies qui ne peuvent pas cohabiter, et désormais une troisième qui doit trouver le moyen de les incarner l’une comme l’autre. Lull. Lull saura, Lull lui dira de quelle manière tirer un sens de ces vies. Elle croit qu’elle arrivera à retrouver le chemin de l’hôtel.

Étourdie par l’empire des sens, libérée de la tyrannie de l’information dans le royaume des choses simples, Aj laisse la ville l’attirer vers le fleuve.

Dans la pluie de l’aube, sur la rocade ouest d’Allâhâbâd, deux cents chars lourds de l’armée awadhîe démarrent, pivotent sur leurs chenilles et quittent leurs positions pour se ranger en colonne. La circulation plus rapide, plus vive dépasse en vrombissant leur file de quatre kilomètres, à la direction toutefois évidente : le sud-sud-ouest, la route de Jabalpur. Le temps que les boutiques lèvent leur rideau de fer et que les salary-wallahs partent au travail dans leurs phut-phuts et leurs voitures de société, les crieurs de journaux le hurlent depuis leurs emplacements sur le béton du terre-plein central : RETRAIT DES TANKS ! ALLÂHÂBÂD SAUVÉE ! L’AWADH SE REPLIE SUR KUNDÂ KHÂDAR !

Une autre Mercedes de l’inépuisable flotte primo-ministérielle bhâratîe attend l’Airbus Industries A510 de la Bharâtiya Vâyu Senâ qui s’immobilise loin des zones les plus actives de l’aéroport de Vârânacî. Des parapluies abritent le Premier ministre Ashok Rânâ depuis la passerelle jusqu’à la berline, qui s’éloigne dans le chuintement de ses pneus larges sur l’aire de stationnement mouillée. Un appel attend sur le communicateur. N.K. Jîvanjî. À nouveau. Il n’a pas du tout l’air qu’on attendrait du ministre de l’intérieur d’un Gouvernement de Salut National. Il a des informations inattendues à communiquer.

Dans cette foule, si elle lâche la main de Lull, elle est perdue.

La police armée essaye de dégager les rives. Ses porte-voix et les haut-parleurs montés sur le toit de ses camions claironnent à la foule de se disperser, aux gens de regagner leur foyer ou leur lieu de travail : l’ordre a été rétabli, ils ne courent aucun danger, pas le moindre danger. Certains, emportés par la panique générale alors qu’ils ne voulaient pas vraiment abandonner leur gagne-pain, font demi-tour. Certains n’accordent aucune confiance à la police, à leurs voisins ou aux déclarations contradictoires du gouvernement. Certains ne savent que faire, et ceux-là tournent en rond sans aller nulle part. Ces trois catégories plus les hummers militaires qui se faufilent dans les étroites galîs autour de la galî Vishvanâth bloquent complètement les rues et les ghâts.

Lisa Durnau garde les doigts bien serrés autour de la main gauche de Thomas Lull. De la droite, il tient la Table, comme une lanterne par une nuit sombre. L’ultime petite partie d’elle-même qui se sent liée aux gouvernements et à leurs stratégies s’inquiète de la petite routine interne de fusion si la Table se retrouve froide et seule. Mais elle ne pense pas que Lull en aura besoin bien longtemps. Ce qui doit se jouer là sera bientôt terminé.

Nanda. Flic Krishna. Exterminateur officiel d’aeais non autorisées. L’image granuleuse du Tabernacle est gravée dans son cerveau antérieur. Inutile de se demander comment un flic Krishna s’est retrouvé à l’intérieur d’une machine plus vieille que le système solaire, tout aussi inutile de se poser la question pour les trois autres, mais elle est certaine d’une chose : elle se trouve à l’endroit et à l’instant qui ont donné naissance à toutes ces images.

Thomas Lull cesse soudain d’avancer, bouche bée de frustration, pour scanner la foule avec la Table, à la recherche d’une correspondance avec l’image affichée par l’écran à cristaux liquides.

« Le château d’eau ! » crie-t-il avant de repartir d’un coup en tirant Lisa Durnau. Les grands cylindres de béton rose se dressent sur les ghâts toutes les quelques centaines de mètres, joints aux marches supérieures par des portiques recouverts de peinture rose. Lisa Durnau n’arrive pas à distinguer le moindre visage dans la masse de réfugiés et de dévots qui se pressent au pied du château d’eau. Puis l’appareil à réacteurs basculants arrive à si basse altitude que, par réflexe, tout le monde se baisse. Tout le monde, remarque Lisa, sauf une silhouette solitaire vêtue de gris là-haut sur la passerelle qui ceint le sommet du château d’eau.

Il la tient, maintenant. Par les extrapolations, modélisations, vectorisations et prédictions de l’appareil du Jñânâ Chakshu connecté à son hoek, il voit l’aeai comme une lumière mouvante qui brille au milieu des gens, de la circulation, des bâtiments. À des kilomètres d’altitude et de distance, il observe son évolution dans le dédale des ruelles et des galîs derrière le front de fleuve. Grâce à cette vision intérieure améliorée, M. Nanda dirige la pilote. Elle fait décrire un grand arc de cercle à l’ARB, et lorsqu’il plonge le regard dans la marée humaine qui enfle dans les rues, M. Nanda voit l’aeai comme une étoile brillante. Elle est, avec lui, le seul être substantiel dans une ville de fantômes. À moins que ce ne soit le contraire ? se demande M. Nanda.

Il ordonne à la pilote de les conduire au-dessus du fleuve. M. Nanda appelle ses avatars. Ils montent dans son champ de vision comme des cumulo-nimbus, encerclant de tous côtés l’aeai en fuite, siège de déités qui brandissent leurs armes et attributs, éraflent les nuages, leurs vâhanas entourés des eaux bouillonnantes de Gangâ. Un monde invisible, uniquement perceptible par l’adepte, le juste… La particule de lumière en fuite s’immobilise. M. Nanda ordonne à Ganesh l’ouvreur de surveiller les caméras de sécurité locales, et le dispositif de reconnaissance finit par localiser l’excommuniable sur le château d’eau du ghât Dasâshvamedha. Debout, les mains cramponnées au garde-fou, l’aeai regarde par-dessus la foule qui tourbillonne et se bat pour monter à bord du bateau de Patna. Se tient-elle ainsi parce qu’elle voit ce que je vois ? s’interroge M. Nanda. S’arrête-t-elle de peur et d’effroi au moment où les dieux se dressent hors de l’eau ? Sommes-nous les seuls deux véritables voyants dans cette ville d’illusions ?

Une aeai incarnée en être humain. L’époque est vraiment mauvaise. M. Nanda n’arrive pas à concevoir quel plan inhumain, extraterrestre peut se trouver derrière cet affront fait à une âme. Il ne veut pas l’imaginer. Le savoir peut mener à la compréhension, la compréhension à la tolérance. Certaines choses doivent rester intolérables. Il effacera cette abomination et tout ira bien. Tout sera à nouveau en ordre.

Une étoile solitaire brille au sommet du château d’eau dans la vision de M. Nanda tandis que la pilote vire entre Hanumân et Ganesh. Il tend le doigt vers le bas, vers le rivage parsemé de flaques de pluie. La pilote redresse le nez de l’appareil et fait pivoter les moteurs. Secouant leurs poings osseux vers l’objet qui descend des cieux, sâdhus et swâmîs fuient leurs feux misérables. Si vous voyiez ce que je vois, pense M. Nanda en détachant sa ceinture.

« Patron, appelle Vik en traversant la cabine, on détecte une circulation énorme dans le réseau interne de Ray Power. Je pense que c’est notre Gén Trois.

— Chaque chose en son temps, le rabroue doucement M. Nanda. Procédons par ordre. C’est la bonne manière de faire. Finissons-en ici, nous nous occuperons ensuite de Ray Power. »

Son arme est prête dans son poing lorsqu’il arrive sur le sable au pied de la passerelle, et le ciel fourmille de dieux.