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Tout ce monde. Aj agrippe la rambarde rouillée, abasourdie par la foule sur les ghâts et les rives du fleuve. La pression de leurs corps l’a forcée à monter sur cette galerie quand sa respiration s’est coincée dans sa gorge alors qu’elle essayait de regagner la havelî. Aj vide ses poumons, bloque sa respiration, inhale doucement par les narines. La bouche sert à parler, le nez à respirer. Mais le tapis d’âmes l’épouvante. Il n’y a pas de fin aux gens, qui s’engendrent les uns les autres plus rapidement qu’ils ne vont au fleuve et aux fours crématoires des ghâts. Elle se souvient des autres endroits où elle se trouvait parmi des gens, dans la grande gare, dans le train quand il a pris feu et dans le village ensuite quand les soldats les ont tous mis en sécurité, après qu’elle a interrompu l’assaut des machines.

Elle comprend désormais comment elle a fait. Elle comprend de quelle manière elle savait le nom du chauffeur de bus sur la route de Tekkadi, celui du garçon qui a volé une moto à Ahmadâbâd. C’est un passé proche et différent comme une enfance, un passé qui fait à jamais partie d’elle, mais séparé, innocent, ancien. Elle n’est pas cette Aj. Elle n’est pas non plus l’autre Aj, l’enfant fabriquée, l’avatar des dieux. Elle est parvenue à la compréhension, et a été abandonnée au moment de cette édification. Les dieux ne pouvaient supporter trop d’humanité. La voilà maintenant une troisième Aj. Il n’y a plus ni voix ni sages conseils dans les lampadaires et les stations de taxis – elle se rend maintenant compte que c’était les aeais qui lui murmuraient à l’âme par la fenêtre de son tilak. Elle se trouve désormais prisonnière de cette prison d’os, comme chacune des vies ici présentes au bord du fleuve. Elle a été déchue. Elle est humaine.

Elle entend alors l’appareil volant. Elle lève les yeux au moment où il arrive à toute vitesse, rasant les flèches des temples et les tours des havelîs. Elle voit dix mille personnes se recroqueviller comme un seul homme, mais elle-même reste debout, car elle sait de quoi il s’agit. Un dernier souvenir d’être autre chose qu’humain, un ultime murmure divin, la lumière des dieux se fondant dans le rayonnement fossile de l’univers, le lui dit. Elle regarde l’ARB se redresser et se poser sur le sable piétiné, dispersant les feux des sâdhus en gerbes de cendres, et elle sait qu’il vient pour elle. Elle se met à courir.

À petits gestes secs, M. Nanda envoie son équipe dégager les ghâts et bloquer les issues. Dans sa vision périphérique, il remarque que Vik reste en arrière, Vik toujours dans sa tenue de rue depuis les combats de la nuit, Vik en sueur et crasseux par ce matin humide de mousson. Vik hésitant, Vik craintif. Il prend mentalement note de le réprimander pour son manque de zèle. Une fois cette affaire close, il faudra procéder à une solide reprise en main. M. Nanda s’avance sur le sable blanc et humide.

« Votre attention ! crie-t-il en brandissant sa carte. Ceci est une opération de sécurité du Ministère. Veuillez apporter toute l’assistance possible à nos agents. Vous ne courez aucun danger. » Mais c’est face à l’arme dans sa main droite, et non au document officiel dans la gauche, que les hommes reculent, que les parents écartent les enfants curieux, que les femmes mariées poussent leurs conjoints hors de son chemin. Pour M. Nanda, le ghât Dasâshvamedha est une arène pavée de fantômes et cernée de dieux attentifs. Il imagine le sourire là-haut sur leurs énormes visages. Il se concentre sur le petit point lumineux dans sa vision améliorée, point qui a pris la forme d’une étoile, le pentagramme de la silhouette humaine. L’aeai s’éloigne de son poste d’observation sur le château d’eau. Elle se trouve désormais sur la passerelle. M. Nanda se met à courir.

La foule s’est baissée au passage de l’ARB, Lisa Durnau aussi, et au moment où elle aperçoit Aj sur le château d’eau, elle sent les doigts de Thomas Lull lui échapper, se séparer d’elle. Les corps se referment autour de lui. Il n’est plus là.

« Lull ! » En quelques pas, il a complètement disparu, absorbé par le mouvement des shalvârs, des vestes et des tee-shirts aux couleurs vives. Fondu dans la masse. « Lull ! » Aucune chance qu’il l’entende dans le grondement du ghât Dasâshvamedha. Elle se sent soudain plus claustrophobe qu’elle ne l’a jamais été dans le vagin rocheux de Darnley 285. Seule dans la foule. Elle s’arrête, le souffle court dans la pluie. « Lull ! » Elle lève les yeux vers le château d’eau, au bout des inégales marches de pierre. Aj se tient toujours à la rambarde. Où qu’elle soit, Lull y sera. Ce n’est ni l’endroit ni le moment des mondanités occidentales. Lisa Durnau joue des coudes pour avancer dans le grouillement de la foule.

Dans la Table, elle est innocente, dans la Table, elle ne sait pas, elle ne voit pas, dans la Table, elle est une jeune adolescente qui, depuis un endroit en hauteur, contemple une des grandes merveilles humaines de la Terre.

« Laissez-moi passer ! crie Thomas Lull. Laissez-moi passer ! » Il voit l’ARB sortir son train d’atterrissage de mante et se poser sur la bande de sable. Il voit des vagues de mécontentement se répandre dans la foule quand les soldats repoussent les gens. Comme il domine le ghât, il voit la silhouette pâle avancer sur le marbre dégagé. C’est le quatrième avatar du Tabernacle. C’est Nanda le flic Krishna.

Il y a une nouvelle de Kafka, se souvient Lull dans l’embarras insensé de l’effort ultime, dans laquelle un messager doit apporter la grâce et la faveur du roi à un de ses sujets. Bien que détenteur de sceaux, sauf-conduits et paroles de pouvoir, il y a une telle foule que le messager ne parvient jamais à quitter le palais, à traverser cette foule pour apporter les paroles capitales. Qui restent donc non dites, du moins si son souvenir de son époque paranoïaque est exact.

« Aj ! » Il est assez près pour voir les trois bandes blanches sales sur le flanc de ses chaussures de sport grises. « Aj…» Mais ses mots tombent dans un puits de bruit, aplatis et oblitérés par des voix hindîes plus aiguës, plus fortes. Et le souffle lui manque, il sent la petite tension élastique au fond de chaque inhalation.

Foutu Kafka.

« Aj ! »

Il ne la voit plus.

Cours, murmurent les cendres des dieux. Ses pieds claquent sur le portique en métal, elle pivote autour du poteau pour dévaler les marches métalliques aux arêtes aiguës. Percute un vieillard qui pousse un cri et la maudit.

« Désolée, désolée », murmure-t-elle, les mains levées en supplication, mais il a disparu. Elle s’arrête un instant sur la marche supérieure. L’ARB est posé sur le sable à droite, près de l’eau. Elle voit se rapprocher comme un cobra une perturbation dans la foule. Dans son dos, les antennes flexibles d’un hummer militaire avancent entre les petits éventaires dégoulinants de la galî Dasâshvamedha. Impossible de s’échapper par là. L’hydroptère amarré à l’embarcadère se trouve à la pointe d’un énorme losange de personnes qui s’efforcent de monter à bord. Beaucoup pataugent dans l’eau jusqu’aux épaules, paquets et gagne-pain sur la tête. Par le passé, elle aurait pu essayer de maîtriser les machines qui contrôlent le bateau pour prendre la fuite par le fleuve. Elle ne dispose plus de ce pouvoir. Elle n’est plus qu’un être humain. Sur sa gauche, les parois et contreforts du palais astronomique de Man Singh descendent jusqu’à Gangâ. Des têtes, des mains, des voix, des choses, des couleurs, de la peau trempée de pluie, des yeux. Une tête pâle dépasse parmi les autres, la haute taille d’un étranger. Avec de longs cheveux et une barbe grise de plusieurs jours. Des yeux bleus. Un tee-shirt bleu, idiot, voyant et criard, tout sauf superbe.