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« Lull ! » crie Aj avant de dévaler les ghâts abrupts et glissants. Elle dérape sur la pierre, bondit par-dessus les ballots, bouscule les enfants, saute les murets et les plates-formes où les brâhmanes commémorent le sacrifice des dix chevaux de Brâhma avec du feu et du sel, de la musique et du prasâd. « Lull ! »

D’une pensée, M. Nanda chasse ses dieux et ses démons. Il la tient, maintenant. L’aeai ne peut pas s’échapper dans la ville. Le fleuve lui est barré, M. Nanda la poursuit, elle ne peut qu’avancer. La foule s’écarte devant lui comme les flots qui s’ouvrent dans un mythe religieux étranger. Il voit l’aeai. Elle est vêtue de gris, de gris machine terne, si facile à repérer, si simple à identifier.

« Stop, dit doucement M. Nanda. Vous êtes en état d’arrestation. Je suis un représentant de la loi, arrêtez-vous immédiatement et allongez-vous sur le sol. »

L’espace est dégagé entre l’aeai et lui. M. Nanda voit bien qu’elle ne s’arrêtera pas, qu’elle sait ce que la loi exige d’elle et que sa seule et minuscule chance de survivre consiste à refuser de s’y soumettre. Il enlève la sécurité de son arme. Le système avatar Indra pointe son bras tendu vers la cible. Puis le pouce droit de M. Nanda accomplit une action absolument inédite pour lui. Il désactive le canon inférieur de l’arme, celui qui tue les machines, au profit du canon supérieur. Le mécanisme se met en place avec un cliquetis soyeux.

Cours. C’est un mot si simple, quand vos poumons ne se serrent pas comme des poings à chaque respiration, quand la foule ne résiste pas au moindre de vos mouvements, poussées, coups de coude, quand un faux pas suffirait à vous annihiler sous les pieds de la multitude, quand l’homme qui pourrait vous sauver n’est pas au point géométriquement le plus distant de l’univers.

Cours. Un mot si simple pour une machine.

Le pistolet braqué, M. Nanda dérape et s’immobilise sur la pierre glissante, polie par les pieds. Il ne pourrait pas davantage détourner son arme de sa cible qu’il ne pourrait changer le soleil de place. Indra ne le permettra pas. Son bras tendu et ses épaules lui font mal.

« Au nom du Ministère, je vous ordonne de vous arrêter ! » crie-t-il.

Inutile, comme toujours. Il forme l’intention. Indra fait feu. La foule hurle.

La munition sortie du canon rayé de l’arme de M. Nanda, une balle de tungstène liquide à vélocité moyenne, s’élargit en un disque tournoyant grand comme le pouce et l’index joints en cercle pour signifier OK. Le métal brûlant atteint Aj au bas du dos, déchire colonne vertébrale, reins, ovaires et intestin grêle en une gerbe de chair liquéfiée. Le devant de son haut sans manches en coton gris explose en une pluie de sang. L’impact la décolle du sol et la rejette, bras et jambes écartés, plus loin dans la foule. Les gens du ghât s’écartent en toute hâte de sa trajectoire et Aj s’écrase sur le marbre. Alors que l’impact et le trauma auraient dû la tuer – les moitiés inférieure et supérieure de son corps ne sont plus reliées –, elle pousse de petits cris, se contorsionne et griffe le marbre dans une flaque de plus en plus large de sang chaud et doux.

M. Nanda soupire et s’avance vers elle. Il secoue la tête. N’aura-t-il donc jamais droit à de la dignité ? « Reculez, s’il vous plaît », ordonne-t-il. Les pieds écartés, il baisse les yeux vers Aj. Indra braque l’arme. « C’est une excommunication de routine, mais je vous conseillerais de détourner le regard », lance-t-il au public. Il examine rapidement la foule. Son regard croise des yeux bleus, des yeux occidentaux, un visage occidental, barbu, un visage qu’il reconnaît. Un visage qu’il recherche. Thomas Lull. M. Nanda incline d’un angle infinitésimal la tête dans sa direction. L’arme crache une seconde balle, qui atteint Aj dans la nuque.

Thomas Lull pousse un rugissement indistinct. Lisa Durnau est près de lui, elle le tient, le retient, s’accroche à lui de toute sa force d’athlète, de tout son poids, de tout son passé. Elle a dans les oreilles un bruit de fin d’univers. Les traînées brûlantes sur son visage sont des larmes. Et la pluie continue à tomber.

M. Nanda sent ses guerriers dans son dos. Il se tourne vers eux. Pour l’instant, il n’a pas besoin de savoir ce qu’expriment leurs visages. Il désigne Thomas Lull et l’Occidentale qui le retient.

« Arrêtez ces personnes pour non-respect de la Loi sur l’Enregistrement et l’Autorisation des Intelligences Artificielles, ordonne-t-il. Déployez immédiatement toutes nos unités au service Recherche & Développement de Ray Power à l’université de Vârânacî. Et que quelqu’un s’occupe de ça. »

Il rengaine son arme. M. Nanda espère de tout cœur ne plus avoir à s’en servir de la journée.

Sur votre gauche, annonce le commandant de bord, l’Annapûrnâ, puis le Manaslu et ensuite le Shishapangma. Tous ces sommets dépassent les huit mille mètres. Pour les passagers installés dans la partie gauche de l’appareil, je vous préviendrai quand on en approchera : les bons jours, on voit Sagarmâthâ, comme nous appelons l’Everest.

Tal est blotti dans le large siège de la classe affaires. La tête posée sur l’accoudoir, qu’eil a recouvert d’un coussin, eil dort en lâchant de petits ronflements sopranos alors que le vol depuis Vârânacî dure seulement quarante minutes. Nadja entend les pulsations aiguës sortant de ses écouteurs. Une bande sonore pour tout. HIMÂLAYA MIX. Elle se penche par-dessus le neutre pour regarder par le hublot. Le petit moyen-courrier survole la plaine du Gangâ et celles du Teraï, au Népal, avant de faire le grand saut au-dessus des contreforts fendus par la rivière qui protègent Katmandou. Derrière eux, comme une vague se brisant au bord du monde, se dresse le haut Himâlaya, vaste, blanc, et plus élevé qu’elle ne l’aurait jamais rêvé, ses plus hauts sommets veinés de nuages déchirés portés par le courant-jet. Plus élevé, et s’étendant plus loin : sommet après sommet après sommet, le blanc des glaciers, les cimes et le gris moucheté des vallées s’estompent dans le bleu aux limites de son champ de vision, comme un océan de pierre. Nadja le voit continuer à perte de vue où qu’elle regarde.

Son cœur fait un bond. Elle a dans la gorge quelque chose qu’elle n’arrive pas à avaler. Les larmes lui viennent aux yeux.

Elle se souvient de cette scène dans la pagode-éléphant de Lâl Darfan, mais il manquait à ces montagnes-là le pouvoir de toucher, d’émouvoir, d’inspirer. Elles étaient des plissements de fractales et de nombres, la collision de deux continents imaginaires. Et Lâl Darfan avait aussi été N.K. Jîvanjî qui avait aussi été l’aeai de Gén Trois, comme les extrémités orientales de ces montagnes avaient été ces sommets qu’elle voyait par-dessus le mur de leur jardin à Kaboul. Elle sait fausse l’image de son père en bourreau que lui a montrée la Gén Trois : elle n’est jamais allée dans ce couloir ni dans cette pièce, ne s’est jamais approchée de cette femme qui, selon toute probabilité, n’a jamais existé. Mais elle ne doute pas que d’autres ont existé, que d’autres ont été attachées à cette table pour hurler de quelle manière elles menaçaient l’ordre établi. Elle ne doute pas non plus que cette image lui restera à jamais en mémoire. La mémoire est ce dont je suis faite, avait dit l’aeai. Les souvenirs nous fabriquent, nous nous fabriquons des souvenirs. Elle se souvient d’un autre père, d’une autre Nadja Askarzadah. Elle ne sait pas comment elle va vivre avec l’un et l’autre. Et ces montagnes sont sévères, grandes, froides, elles se poursuivent plus loin que tout ce qu’elle voit, et elle-même se trouve en altitude, seule dans son fauteuil en cuir de classe affaires qui peut s’incliner d’un mètre.