Elle pense comprendre désormais pourquoi l’aeai lui a montré l’enfance qu’elle avait refoulée. Pas par cruauté, ni même pour essayer de gagner du temps. Il s’agissait plutôt d’une touchante et authentique curiosité, d’une tentative, par un djinn fait d’histoires, de comprendre quelque chose d’extérieur à ses mandalâs d’artifice et de ruse. Quelque chose que ce djinn pourrait croire ne pas avoir inventé lui-même. Il voulait le drame du réel, la source d’où découle toute histoire.
Nadja Askarzadah remonte ses jambes sur le siège, s’allonge en travers par rapport à Tal. Elle tend son bras sur le sien, prend ses doigts entre les siens, sans serrer. Tal sursaute et lâche une demi-syllabe, mais ne se réveille pas. Eil a la main fine et brûlante, et elle sent ses côtes sous sa joue. Eil est si léger, assemblé de manière si relâchée, comme un chat, mais elle sent une endurance de félin dans les muscles qui inspirent et expirent. Elle reste ainsi à écouter son cœur. Elle ne pense pas avoir jamais rencontré quelqu’un d’aussi courageux. Tal a toujours dû se battre pour être eil-même, et voilà qu’eil part en exil sans destination en vue.
À huit mille mètres d’altitude, elle arrive à comprendre que Shahîn Badûr Khan avait été quelqu’un d’honorable. Au Bhârat, alors qu’il escortait leur taxi par la barrière VIP puis sur la route longeant l’aéroport jusqu’au salon VIP, elle n’avait vu que ses tromperies et faiblesses : un autre homme, un autre tissu de mensonges et de complications. Pendant qu’elle attendait au comptoir où il parlait d’une voix basse, dure et rapide au représentant de la compagnie aérienne, elle était sûre que la police de l’aéroport allait surgir d’un instant à l’autre des murs et des portes avec leurs armes braquées et des attaches en plastique pour leur lier les poignets. Ils étaient tous des traîtres. Ils étaient tous ses pères.
Elle se souvient que les employés à la porte d’embarquement les avaient regardés en murmurant entre eux tandis que Shahîn Badûr Khan procédait aux dernières formalités. Il leur avait cérémonieusement et rapidement serré la main, à elle puis à Tal, avant de s’éloigner d’un pas vif.
La navette aérienne venait de percer la base des nuages de la mousson quand la chaîne d’informations diffusa la nouvelle sur l’écran placé dans le dossier du siège devant le sien. N.K. Jîvanjî avait démissionné. N.K. Jîvanjî s’était enfui du Bhârat. Le Gouvernement d’Union Nationale nageait en pleine confusion. Le conseiller en disgrâce de feu la Première ministre, Shahîn Badûr Khan, était réapparu avec des révélations extraordinaires, confirmées par des preuves littérales : l’ancien leader du Shivajî avait ourdi un complot pour détruire le gouvernement Rânâ et affaiblir mortellement le Bhârat contre les Awadhîs ! Le Bhârat sous le choc ! Révélation phénoménale ! Scandale stupéfiant ! On attendait une déclaration d’Ashok Rânâ depuis le bhavan Rânâ ! Khan sauve la nation ! Où est Jîvanjî ? voulait savoir le Bhârat. Où est Jîvanjî ? Jîvanjî le traître ?
Le Bhârat tremblait sous son troisième choc politique en vingt-quatre heures. Le séisme aurait été beaucoup plus important si Shahîn Badûr Khan avait révélé que le Shivajî était la couverture politique d’une aeai de Génération Trois formée dans l’intelligence accumulée de Town and Country. Une tentative de coup d’État par son soap opera le plus populaire. Alors que l’avion passait en palier et que l’hôtesse apportait les boissons – Tal avait pris deux doubles cognacs – eil venait d’échapper à un assassinat, de se battre contre une aeai de Génération Trois et de survivre à une foule meurtrière, aussi méritait-eil un peu de luxe, cho chweet –, Nadja, qui a suivi l’actualisation seconde par seconde des informations, saisit avec quelle ingéniosité et quelle habileté Shahîn Badûr Khan gère cette médiatisation. Leur avion n’avait pas encore gagné la piste de décollage qu’il devait déjà passer un marché avec la Génération Trois, un marché qui, sur le plan politique, laisserait le Bhârat aussi entier que possible. C’était son siège, sa mignonnette de Hennessy : il restait pour son pays, car il n’avait rien d’autre.
Nadja Askarzadah ne peut pas rentrer en Suède. Elle est désormais tout autant en exil que Tal. Elle frissonne, serre Tal plus fort. Eil entremêle étroitement ses doigts aux siens. Nadja sent ses activateurs subdermiques contre son avant-bras. Ni homme, ni femme, ni les deux, ni aucun des deux. Neutre. Une autre manière d’être humain, qui parle un langage physique incompréhensible pour elle. Plus étranger à elle que n’importe quel homme, que n’importe quel père, et pourtant ce corps contre le sien est loyal, coriace, drôle, courageux, intelligent, gentil, sensuel et vulnérable. Doux. Sexy. Tout ce qu’on pourrait désirer chez une âme sœur. Ou un amant. Elle sursaute à cette pensée, puis presse sa joue contre l’épaule recroquevillée de Tal. Elle sent alors frémir leurs centres de gravité unis, car l’avion entame sa descente sur Katmandou, aussi tourne-t-elle la tête pour regarder par le hublot, en espérant peut-être apercevoir le Sagarmâthâ au loin, mais voit uniquement un nuage à la forme étrange qu’on pourrait presque prendre pour celle d’un éléphant, si une telle chose était possible.
L’histoire mesure sa course en siècles, mais ses progrès dans les événements d’une heure. Alors que les tanks se replient sur Kundâ Khâdar, quelques heures seulement après la démission surprise de N.K. Jîvanjî et le retrait du Shivajî du Gouvernement de Salut National consécutivement aux révélations de Badûr Khan, Ashok Rânâ accepte la proposition de Delhi de négociations à Kolkata pour résoudre leur différend sur le barrage. Mais la journée réserve encore une surprise pour la nation bhâratîe presque K.-O. debout. Des familles entières restent assises stupéfaites, muettes, hébétées de surprise devant leurs écrans. Town and Country a cessé sa diffusion au beau milieu de l’épisode de treize heures.
Ils s’y rendent par groupes de sept, descendant par les ascenseurs et les escaliers en béton pour traverser le sas donnant sur le petit cubicle puant de Debâ et derrière lui sur la plate-forme d’observation où les banquiers d’affaires, les femmes grâmîns, les jeunes journalistes, les conseillers du clan Ray et le ministre de l’Énergie Patel, qui semble commotionné, effectuent une inconfortable danse circulaire pour jeter un coup d’œil par l’épaisse vitre sur l’agressive lumière d’un autre univers.
« Allons, allons, pas plus de cinq secondes, Ray Power ne pourra être tenu responsable des irritations oculaires, coups de soleil ou autres problèmes liés aux ultraviolets, prévient Debâ en les dirigeant du geste autour et hors de la pièce. Pas plus de cinq secondes, Ray Power ne pourra être tenu responsable…»
On avait installé nœuds et écrans d’affichage dans l’amphithéâtre, également pourvu de nombreux en-cas et bouteilles d’eau. Occupant le pupitre avec courage, Sonia Yâdav s’efforce d’expliquer à l’assemblée ce qu’elle voit sur les écrans : deux simples barres de diagramme qui représentent l’une l’énergie prise au réseau électrique pour maintenir le champ point zéro, l’autre celle issue de la différence de potentiel entre les niveaux fondamentaux des deux univers, mais la jeune femme perd la bataille à la fois sur les fronts acoustique et scientifique.
« On produit deux pour cent d’électricité de plus qu’on en consomme », crie-t-elle par-dessus le marmonnement de plus en plus sonore des campagnardes échangeant des nouvelles de leurs petits-enfants, des hommes d’affaires serrant paumes et palmeurs, des journalistes accrochés à leurs hoeks pour la dernière et merveilleuse révélation choc à sortir de la Bhârat Sabhâ : la démission stupéfiante de N.K. Jîvanjî du Gouvernement d’Unité Nationale. « Nous emmagasinons cette énergie supplémentaire dans des condensateurs à haute énergie afin d’alimenter le collisionneur à laser jusqu’à ce qu’elle atteigne un niveau où nous pouvons l’ajouter à celle du réseau électrique pour ouvrir un passage vers un univers de plus haut niveau, et ainsi de suite. Nous pouvons ainsi grimper l’échelle des niveaux énergétiques jusqu’à obtenir quelque chose comme cent cinquante pour cent de retour sur investissement d’énergie…»