— On est six cents univers trop haut.
— Voilà, admet Sonia Yâdav.
— Vos recommandations ?
— Monsieur Ray, nous devons immédiatement arrêter le point zéro…»
Vishram l’interrompt. « Nous ne le ferons qu’en tout dernier recours. De quoi croyez-vous que ça aura l’air devant notre conseil au complet et devant la presse ? Une autre humiliation bhâratîe… Si on ne peut pas faire marcher ce machin à plein régime sans danger…» À Sonia Yâdav : « Cela présente-t-il le moindre danger ?
— Monsieur Ray, les énergies libérées si les membranes traversent…»
Sonia le coupe. « Non.
— Vous en êtes sûre.
— Le docteur Surjît a raison sur les niveaux d’énergie en cas de traversée des membranes, ce serait une espèce de nano-Big Bang, mais cela exige des énergies mille fois supérieures à celles que nous sommes en mesure de produire ici.
— Oui, mais l’effet d’échelle d’Atiyah…»
Le type qui a provoqué le second Big Bang, pense Vishram. Création numéro deux. C’est le plus grand rire qu’obtiendra jamais un humoriste. « Voilà ce qu’on va faire, décide-t-il. On continue la démo comme prévu. Si ça dépasse cent soixante-dix pour cent, on arrête tout, fin du spectacle, merci de rejoindre la sortie par la boutique de souvenirs. Quoi qu’il arrive, tout ce que nous venons de dire reste entre nous. Tenez-moi informé. »
Alors qu’il se dirige vers la porte du labo point zéro en se disant qu’il voit une magnifique progression de carrière se profiler pour Mme Sonia Yâdav, physicienne hindoue, une nouvelle secousse fait trembler le centre de recherches, fort, jusqu’à ses fondations, obligeant Vishram Ray, Sonia Yâdav et le directeur Surjît à chercher tant bien que mal à s’agripper à quelque chose de fiable et de solide qui ne bouge pas, délogeant du plafond poussière, plâtre et dalles mal fixées, faisant vibrer les écrans, ceux-là mêmes qui montrent un rendement énergétique de cent quatre-vingt-quatre pour cent.
Univers 2 597. L’ouverture s’emballe, escaladant l’un après l’autre les univers. Et le palmeur de Vishram Ray sonne, comme celui de tout le monde dans la pièce, aussi tout le monde lève-t-il la main vers la tête et entend-il la même voix les informer que les aeais contrôlant l’ouverture ne répondent plus aux ordres.
Ils ont perdu le contrôle du point zéro.
Comme un ange chrétien, comme le glaive de Michel le vengeur fondant du ciel, M. Nanda glisse au bas d’un chemin aérien en direction du Centre de Recherches Ray. Il sait son Groupe d’Excommunication muet, perplexe, effrayé, prêt à se mutiner dans le ventre de l’ARB. Les prisonniers vont leur parler, semer dissidence et incrédulité. C’est leur affaire, ils ne partagent pas son dévouement et il ne peut pas s’attendre à ce qu’ils le partagent. Leur respect est un sacrifice qu’il est prêt à faire. La guerrière installée près de lui dans le cockpit l’emmènera au lieu ordonné.
Il lance une austère sonate pour violon de Bach tandis que la pilote lance son appareil dans le long et lent plongeon vers les losanges verts de l’Université du Bhârat.
Une présence, un raclement de gorge, une tape sur son épaule interrompent les géométries infinies du violon. M. Nanda enlève lentement son hoek.
« Qu’y a-t-il, Vikram ?
— Patron, l’Américaine remet ça sur les incidents diplomatiques.
— On les résoudra plus tard, comme je l’ai dit.
— Et le sahb demande à nouveau à vous parler.
— Je suis occupé à autre chose.
— Il est méchamment énervé de ne pas arriver à vous contacter.
— Mon communicateur a été endommagé pendant mon combat contre l’aeai Kalkî. Je n’ai pas d’autres explications. » Il l’a éteint. Il ne veut pas qu’on lui braille des questions ou des exigences, des ordres qui compromettraient la perfection de son exécution.
« Vous devriez quand même lui parler. »
M. Nanda soupire. L’ARB entre dans un empilage, descendant du ciel en direction de l’université, dont les bâtiments clairs et brillants comme un jouet luisent dans le soleil qui déchire la mousson. Il prend le hoek.
« Nanda. »
La voix parle d’usage excessif de la force, d’utilisation d’armes, de mise en danger du public, d’interrogations et d’enquêtes, trop loin Nanda trop loin, on sait que votre femme a réapparu à la gare de Gayâ, mais le mot qui résonne, le mot qui sonne comme l’épée de cet ange chrétien de la Renaissance contre le dôme du ciel, qui coupe dans le bruit de l’avion est la voix de Vik, qui répète aux autres sanglés en armure de combat à leurs sièges : combat contre l’aeai Kalkî.
Il me méprise, pense M. Nanda. Il me prend pour un monstre… Ce n’est rien pour moi. Une épée n’a pas besoin de compréhension. Il enlève son hoek, et d’un geste à la fois vif et sec, le brise en deux.
La pilote tourne vers lui sa visière chromée à VTH. Sa bouche est un irréprochable bouton de rose rouge.
La quatrième secousse ébranle le Centre de Recherches au moment où Vishram déclenche l’alarme incendie. Les étagères se renversent, les tableaux blancs se décrochent des murs, les luminaires oscillent, les corniches se fendent, les goulottes guide-fils se brisent. Le distributeur d’eau bascule de-ci, de-là, avant de tomber avec grâce sur le sol où son ventre de plastique distendu explose.
« Bien, mesdames et messieurs, aucune inquiétude à avoir, on nous annonce une petite surchauffe dans le matériel de relais électrique », ment Vishram aux gens qui, les yeux écarquillés et les mains sur la tête, cherchent du regard les issues. « Nous maîtrisons la situation. Notre point de rassemblement se situe à l’extérieur dans la cour, si nous pouvions nous y rendre dans le calme. Marchez lentement, regardez où vous mettez les pieds, ne courez pas, notre personnel est parfaitement formé et va vous conduire en sûreté. »
Un essaim d’hovercams arrive à la porte avant tout le monde, à part Patel, le ministre de l’Énergie. Sonia Yâdav et Marianna Fusco veulent attendre Vishram, mais il leur ordonne de sortir. Aucun signe de Surjît, bien entendu. Le capitaine est toujours le dernier à quitter le bord. Au moment où il se retourne, la cinquième et plus grosse secousse envoie les écrans du plafond s’écraser dans l’amphithéâtre, accordant à Vishram un aperçu éternel et cuisant du message figé sur ceux-ci.
Rendement : sept cent quatre-vingt-huit pour cent. Univers 11 276.
L’architecture légère, spacieuse, élégante de Ray Power se tord et ondule autour de Vishram Ray, lui rappelant son seul et unique trip aux champignons, alors qu’il court vers la porte – sans penser à la bienséance, sans prudence, sans montrer l’exemple, juste laminé de terreur. La sixième secousse ouvre une fissure de plus en plus longue au milieu du parquet Râmâyana. Sous la pression, les lattes sautent et les panneaux vitrés des portes qu’il franchit en courant se brisent en une neige de silicium. Les actionnaires, déjà à bonne distance du bâtiment, reculent encore. « Ce n’est pas une surchauffe électrique », entend-il dire une femme grâmîn potelée aux vêtements blancs de veuve tandis qu’il rejoint Sonia Yâdav. Celle-ci a le visage couleur de cendre.
« Mais qu’est-ce qui se passe, bordel ?
— Elles se sont emparées du système », dit-elle d’une voix à peine audible. Une bonne partie des actionnaires est allongée sur l’herbe encore mouillée, en attente du choc suivant, encore plus fort.
« Qui, quoi ? demande Vishram.
— Nous sommes déconnectés de notre réseau, quelque chose d’autre le contrôle. Il y a des trucs qui arrivent, sans qu’on puisse les en empêcher, sur tous les canaux à la fois, des trucs énormes.