« Elles sont parties, dit Thomas Lull en prenant une longue inspiration frémissante.
— La force de contre-expansion a dû pénétrer dans les dimensions repliées, avance Lisa Durnau. C’était un sacré risque…
— J’ai regardé dedans, murmure Thomas Lull. Pendant qu’on la survolait en arrivant, j’ai regardé dedans. C’était le Tabernacle. »
Mais comment ? aurait demandé Lisa Durnau si Thomas Lull ne s’était laissé tomber sur le dos, ses mains entravées sur son petit ventre, les yeux levés vers le soleil.
« Elle leur a montré qu’il n’y avait rien ici pour eux, continue-t-il. Rien que des gens, rien que de sales humains. J’aime à penser qu’elle a fait un choix, pour les gens. Pour nous. Malgré tout… Malgré tout…» Lisa Durnau voit son corps frissonner et sait que ce qu’il y a au-delà des larmes ne tardera pas. Elle n’a jamais connu cela. Elle détourne les yeux. Elle a déjà vu par le passé à quoi ressemblait Lull détruit et elle ne veut plus jamais revoir cela.
M. Nanda aimerait par-dessus tout passer son doigt dans son col pour le desserrer. La chaleur est oppressante, dans ce couloir, car l’aeai de climatisation suit les pratiques éthiques de Ray Power et rechigne, au nom de l’efficacité énergétique, à provoquer de subites modifications du microclimat. Mais le soleil a percé les nuages de mousson, et la façade de verre du QG de M. Nanda est une machine à sudation. Son costume est froissé. Sa peau cireuse de sueur. Il craint de dégager une odeur corporelle désagréable que ses supérieurs sentiront dès qu’il entrera dans le bureau d’Arora.
M. Nanda pense qu’il a du sang sur les chaussures.
Les aeais de climatisation. Des djinns même dans les conduits d’aération. De son siège, il peut baisser les yeux sur sa ville, comme il l’a fait toutes les fois où il lui a demandé d’être son oracle. Il n’y a maintenant plus rien. Ma Vârânacî est abandonnée aux djinns, pense-t-il.
Les nuages avancent, la lumière évolue en rayons et en puits. M. Nanda grimace quand un éclat de lumière apparaît soudain dans le vert des faubourgs à l’ouest. Un héliographe, à lui seul destiné, de l’hémisphère de cent mètres creusé par un espace-temps extraterrestre à l’emplacement qu’occupait la R & D de Ray Power. Précis jusqu’au niveau quantique, un miroir parfait. Il le sait, parce qu’il était là-bas, il a tiré, tiré, tiré encore sur son propre reflet déformé jusqu’à ce que Vik le plaque au sol et lui arrache le pistolet-dieu du poing. Vik, dans ses chaussures chuintantes et inadaptées de rock-boi.
Il revoit encore les chaussures de sa femme, si bien rangées en paires comme des mains en train de prier.
Ils vont se mettre d’accord sur un scénario, derrière la porte d’Arora. Dire qu’il a outrepassé son autorité. Fait un usage excessif de la force. Mis en danger le public. Le ministre de l’Énergie menottes aux poignets… Mesures disciplinaires. Suspension. Bien entendu. Ils sont obligés. Mais ils ignorent qu’ils ne peuvent plus rien lui faire, désormais. M. Nanda sent un début de brûlure acide dans son œsophage. Tant de trahisons. Ses supérieurs, son ventre, sa ville. Il gomme les shikharas et mandapas sans foi de Vârânacî, imagine les campaniles, piazzas et duomos de Crémone. La Crémone de son esprit, la seule ville éternelle. La seule véritable cité.
La porte s’ouvre. Arora jette un coup d’œil nerveux à l’extérieur, comme un oiseau sortant la tête de son nid.
« Vous pouvez entrer, maintenant, Nanda. »
M. Nanda se lève, ajuste sa veste et ses manchettes. Alors qu’il marche vers la porte ouverte, les premières mesures de la Suite pour violoncelle no 1 de Bach s’élèvent dans son esprit.
Dans une pièce sombre au cœur d’un temple dédié à une déesse noire, maculé de sang, pâli par la cendre d’humains morts, un vieillard assis en tailleur se balance sur ses fesses maigres et osseuses sans arrêter de rire, de rire, de rire encore et encore.
47
Lull, Lisa
Dans la soirée, un vent se lève sur le fleuve, comme une exhalation de fraîcheur. Il balaye les ghâts, soulève la poussière et envoie des pétales d’œillets tourbillonner d’un bout à l’autre de la pierre chauffée par le jour. Il secoue les journaux des veufs âgés qui savent qu’ils ne se remarieront jamais et viennent aux ghâts pour discuter des gros titres avec leurs amis, il tire sur les traînes et replis des saris des femmes. Il fait osciller les flammes de ghî des diyâs, fripe en petites vagues-griffes de chat la surface de l’eau que les baigneurs puisent dans leurs soucoupes en cuivre pour se la verser sur la tête. Les bannières en soie écarlate ondulent sur leurs mâts en bambou. Les larges parapluies en osier remuent quand la brise vient les soulever en passant sous leurs sommets décorés. Il sent l’eau profonde, ce petit vent. Il sent la fraîcheur, le temps, la saison nouvelle. Sous les ghâts funéraires, les hommes qui tamisent le fleuve à la recherche des cendres d’or des morts lèvent les yeux, effleurés par la sensation de quelque chose de plus grand et de plus profond que leur sinistre occupation. Les rames plongent et brassent l’eau avec un bruit aussi riche qu’insondable.
En début d’après-midi, la pluie a cessé et la couverture de nuages gris s’est dissipée, dévoilant un ciel d’un bleu profond, miraculeux, un bleu Krishna. On voyait jusqu’au bout de l’univers, dans ce bleu propre et transparent. Le soleil brillait, les ghâts de pierre fumaient. En quelques minutes, la boue tassée est devenue poussière. Les gens ont refermé leurs parapluies, se sont découvert la tête, ont déplié leurs journaux et allumé des cigarettes. La pluie avait été, la pluie reviendrait : d’énormes grumeaux de cumulus voguaient à l’est sur l’horizon derrière les volutes de fumée et de vapeur de la rive industrielle, d’un pourpre et d’un jaune grotesques dans la lumière qui diminuait rapidement. Déjà les gens prennent position pour l’ârtî, la cérémonie nocturne du feu. Des mouvements de panique, de fuite, des déplacements de population et des morts sanglantes peuvent bien se produire sur ces ghâts, des remerciements aussi interminables que le fleuve n’en sont pas moins dus à Gangâ Mâtâ. Des joueurs de tambour et des percussionnistes se fraient un chemin vers les extrémités des plates-formes en bois sur lesquelles officient les brâhmanes. Des femmes aux pieds nus descendent avec précaution les marches, trempent leurs mains dans le fleuve en crue avant de rejoindre leur place habituelle. Elles contournent les deux Occidentaux assis au bord de l’eau, hochent la tête, sourient. Tout le monde est le bienvenu, au fleuve.
Le marbre est chaud sous la cuisse de Lisa Durnau, d’une douceur de peau. Elle sent l’odeur des flots qui ondulent en silence à ses pieds. Les premières flottilles de diyâs se lancent courageusement dans le courant, minuscules lueurs obstinées sur l’eau de plus en plus sombre. La brise apporte de la fraîcheur à ses épaules nues, une femme la salue d’un namasté en revenant de l’eau clémente. L’Inde subit, pense-t-elle. Et l’Inde ignore. Ce sont ses forces, mêlées comme des amants dans une sculpture de temple. Des armées s’affrontent, des dynasties se créent et disparaissent, des seigneurs meurent, des nations et des univers naissent, et le fleuve continue de couler, les gens d’affluer vers lui. Cette femme n’a peut-être même pas remarqué l’éclair lumineux au moment où les aeais partaient dans leur propre univers. Si elle l’a remarqué, qu’a-t-elle pu croire avoir vu ? Un nouveau système d’armement, un dispositif électronique tombé en panne, le dysfonctionnement d’un inexplicable morceau de ce monde compliqué. Ce n’était pas à elle de le savoir ou de s’en soucier. La seule partie de tout cela à l’avoir touchée a été la disparition soudaine de Town and Country. À moins qu’elle ait levé les yeux et vu une vérité toute différente, le jyotirlingam, le pouvoir générateur de Shiva jaillir dans une colonne de lumière d’une terre qui ne pouvait plus le contenir.