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Elle regarde Thomas Lull près d’elle sur la pierre chaude, les genoux relevés et serrés dans les bras, les yeux fixés sur les fantastiques forteresses nuageuses de l’autre côté du fleuve. Il n’a guère ouvert la bouche depuis que Rhodes, le type de l’ambassade, les a fait libérer du centre de rétention du Ministère, une salle de réunion débarrassée de toutes ses tables et de toutes ses chaises, puis remplie d’hommes d’affaires de mauvaise humeur, de femmes grâmîns pleines de cran et de chercheurs de Ray Power furieux. L’air chuintait d’appels à des avocats.

Thomas Lull n’avait même pas cillé. L’automobile les avait déposés à la havelî, mais il s’était détourné des portes en bois ornées pour s’enfoncer dans le dédale de ruelles et de marchés à ciel ouvert qui descendait jusqu’aux ghâts. Lisa n’essaya pas de l’arrêter, de l’interroger ou de lui parler. Elle le regarda monter et descendre les volées de marches, fureter et chercher où les pieds avaient piétiné du sang sur la pierre. En examinant son visage alors que, entouré du grouillement de la foule, il se tenait à l’endroit où Aj était morte, elle se dit qu’elle connaissait cette expression pour l’avoir vue des années auparavant à Lawrence, dans une grande salle de séjour démeublée. Elle sut alors ce qu’il fallait qu’elle fasse, et que sa mission était vouée à l’échec depuis le début. Lorsqu’il finit par secouer la tête, dans ce petit geste incrédule plus éloquent que n’importe quel étalage d’émotions, avant de descendre vers le fleuve s’asseoir au bord de l’eau, elle alla s’installer à côté de lui sur la pierre chaude de soleil, pour attendre qu’il soit prêt.

Les musiciens ont entamé un doux et lent battement. La foule croît de minute en minute. Le sentiment d’attente, de présence, est tangible.

« L. Durnau », lance Thomas Lull. Elle ne peut s’empêcher de sourire. « Passe-moi ce truc. »

Elle lui tend la Table, dont il parcourt les pages. Elle le voit afficher les images du Tabernacle : Lisa, Lull. Aj. Nanda le flic Krishna. Il referme l’appareil sur les visages. Un mystère qui ne sera jamais résolu. Elle sait qu’il ne rentrera jamais avec elle.

« Tu crois apprendre quelque chose, tu crois avoir fini par comprendre. Il a fallu du temps, du chagrin, du travail et vivre un sacré paquet de choses, mais au moins, tu penses avoir une idée de la manière dont tout ça fonctionne, tout ce putain de cirque. Tu dis que je devrais avoir davantage de bon sens, je veux sincèrement croire que nous sommes vraiment OK, que ce n’est pas juste de la vase planétaire, et c’est pour ça que je me fais avoir à chaque fois. À chaque fois.

— La malédiction de l’optimiste, Lull. Les gens se mettent en travers du chemin.

— Non, pas les gens, L. Durnau. Non, j’ai renoncé à eux depuis longtemps. Non, j’avais espéré, quand j’ai compris ce que faisaient les aeais, je me suis dit, merde, quelle putain d’ironie, les machines qui veulent comprendre ce que ça fait d’être humain sont en réalité plus humaines que nous. Je n’ai jamais eu espoir en nous, L. Durnau, mais j’espérais que les Gén Trois avaient développé un certain sens moral. Non, elles ont abandonné Aj. Quand elles ont vu qu’il n’y aurait jamais la paix entre la viande et le métal, elles l’ont laissé tomber tout de suite. Apprends ce que ça fait d’être humain. Elles ont appris tout ce qu’il y avait à savoir en un seul acte de trahison.

— Elles ont sauvé leur existence. Leur espèce.

— As-tu écouté un seul mot de ce que j’ai dit, L. Durnau ? »

Un enfant descend les marches, une fillette en robe à fleurs, aux pieds nus qui hésitent sur les ghâts. Son visage n’est que concentration. D’une main, elle tient celle de son père, de l’autre, qu’elle monte et descend pour assurer son équilibre, une guirlande d’œillets. Le père lui montre le fleuve, lui fait signe de lancer, vas-y, jette-la dedans. La fille propulse le gajrâ dans les flots, agite les bras de plaisir en le voyant tomber sur l’eau de plus en plus sombre. Elle ne peut avoir plus de deux ans.

Non, tu te trompes, Lull, veut dire Lisa Durnau. Ce sont ces minuscules lumières obstinées qu’elles ne peuvent jamais éteindre. Ce sont ces quanta de joie, d’émerveillement, de surprise qui ne cessent jamais de sortir des vérités constantes et universelles de notre humanité. Quand elle parle, elle dit : « Et donc, où comptes-tu aller, maintenant ?

— Il y a toujours une école de plongée qui m’attend quelque part du côté du Lankâ, dans le Sud. Une nuit par an, juste après la première pleine lune de novembre, le corail libère tout son sperme et ses œufs d’un coup. C’est assez extraordinaire, on a l’impression de nager dans un orgasme gigantesque. J’aimerais voir ça. Ou alors le Népal, les montagnes : j’aimerais voir les montagnes, les voir vraiment, passer du temps parmi elles. Faire un peu de bouddhisme de montagne, avec tous ces démons et ces horreurs, c’est le genre de religion qui me parle. Monter jusqu’à Katmandou, pousser jusqu’à Pokhara, un endroit en altitude, avec vue sur l’Himâlaya. Ça te créera des ennuis avec les fédéraux ? »

Père et fille, debout au bord de l’eau, suivent des yeux le gajrâ ballotté par les petites vagues.

« Comme dit ce cher M. Rhodes, répond Lisa Durnau, les fédéraux ont déjà bien assez d’ennuis, si une Génération Trois se cache dans leurs services de renseignements. » La gamine lui adresse un sourire méfiant. De toute ta vie, Lisa Durnau, qu’as-tu fait de plus important ? « Ils finiront par venir me trouver.

— Eh bien, rapporte-leur ce truc. J’imagine que je te dois bien ça, L. Durnau. »

Thomas Lull lui tend la Table. Lisa Durnau fronce les sourcils en voyant le schéma.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Les cartes de tension pour l’espace de Calabi-Yau créé par les Gén Trois à Ray Power.

— C’est un jeu standard de transformations pour un espace informationnel avec une structure d’espace-temps homomental. Lull, j’ai contribué au développement de ces théories, tu te souviens ? Elles m’ont conduite dans ton bureau. »

Et dans ton lit, ajoute-t-elle en pensée.

« Tu te souviens de ce que j’ai dit sur le bateau, L. Durnau ? Sur Aj ? Que c’était l’opposé ? »

Lisa Durnau fronce les sourcils, puis elle le voit, comme elle l’a vu écrit de la main de Dieu sur la porte des toilettes de la gare de Paddington, et c’est si net, si pur, si beau qu’elle se sent comme transpercée, clouée à la pierre blanche par un harpon de lumière, qu’elle a une impression de mort, d’extase, de quelque chose en train de chanter. Des larmes lui viennent aux yeux, elle les essuie, elle ne peut s’empêcher de regarder le simple, miraculeux, lumineux signe moins. Moins T. La flèche du temps est inversée. Un espace homomental, où les intelligences des aeais peuvent fusionner dans la structure de l’univers et la manipuler à leur guise. Des dieux. Les horloges tournent à l’envers. À mesure qu’il vieillit et se complexifie, notre univers devient plus jeune, plus bête et plus simple. Les planètes se dissolvent en poussière, les étoiles s’évaporent en nuages de gaz qui se fondent en brèves supernovae qui ne sont pas la lumière de la destruction mais des chandelles de création, l’espace s’effondrant sur lui-même, plus chaud, toujours plus chaud, remontant vers l’ylem primordial, forces et particules réintégrant cet ylem primordial tandis que les aeais gagnent en puissance, en âge et en sagesse. La flèche du temps file dans l’autre sens.