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Pour divertir Thomas Lull, ce jour-là, le Dr Darius Ghotse a des enregistrements d’une vieille comédie anglaise, It’s That Man Again, dans le coffre du tricycle avec lequel il progresse tant bien que mal sur les pistes sablonneuses de Tekkadi. Il se réjouit à l’avance de glisser le fichier dans la machine du professeur et d’entendre la voix snob brailler l’indicatif. « Ça a cent cinq ans, dira-t-il. Les bombes tombaient sur Londres, et voilà ce qu’ils écoutaient dans leurs abris souterrains ! »

Le Dr Ghotse collectionne les anciens programmes radiophoniques. En général, il vient prendre le petit-déjeuner avec Thomas Lull sur son bateau, où tous deux restent assis sous l’auvent en chaume de palmier à siroter du châï en écoutant l’humour étranger de The Goon Show ou la comédie hyperréaliste du Blue Jam de Chris Morris. Le Dr Ghotse apprécie particulièrement les programmes radio de la BBC. C’est un ancien pédiatre, veuf, mais anglais au fond de son cœur. Il aimerait que Thomas Lull arrive à comprendre le cricket. Il pourrait alors partager avec lui des classiques des commentaires sportifs, comme ceux d’Aggers et Johnners.

Il emprunte l’allée pleine d’ornières qui longe le bras mort, donne au passage des coups de pied aux poules et aux chiens insolents. Sans freiner, il engage le vieux tricycle rouge sur la passerelle pour monter sur le long kettuvallam au toit de nattes. C’est une manœuvre qu’il a effectuée à de nombreuses reprises. Elle ne l’a encore jamais conduit dans l’eau.

Thomas Lull a peint des symboles tantriques sur le chaume de noix de coco ainsi qu’un nom sur la coque, en blanc : Salve Vagina. Nom qui choque au plus haut point les chrétiens locaux. Comme le prêtre l’en a informé. Thomas Lull lui a répliqué qu’il (le prêtre) serait autorisé à le (Lull) critiquer quand il pourrait le faire en aussi bon latin que le nom de son bateau. Au faîte des toits en nattes, on voit une petite parabole satellite à grande puissance fixée au ruban adhésif. Un générateur à alcool ronronne à la poupe.

« Professeur Lull, professeur Lull. » Lecteur brandi, le docteur Ghotse se penche pour passer sous l’auvent. Comme toujours, l’embarcation sent l’encens, l’alcool et la cuisine de la veille. On entend, à mi-volume, un quintette de Schubert. « Professeur Lull ? »

Le Dr Ghotse trouve Thomas Lull dans sa petite chambre bien rangée qui ressemble à un coquillage en bois. Ses shorts, tee-shirts et chaussettes sont étalés sur du coton immaculé. Il plie ses tee-shirts de la bonne manière, les côtés au milieu, puis encore en deux. À force de vivre entouré de valises, c’est devenu chez lui une seconde nature.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? s’étonne le Dr Ghotse.

— Il est temps de partir, répond Thomas Lull.

— Une femme, hein ? » L’appétit de Thomas Lull pour les nanas des plages et ses succès avec celles-ci l’ont toujours dérouté. Les hommes devraient être indépendants, dans leurs vieux jours, sans attachements.

« On peut dire ça. Je l’ai rencontrée hier soir au club. Elle a eu une crise d’asthme. Je l’ai secourue. Il y a toujours quelqu’un qui se bousille les coronaires au salbutamol. Je lui ai proposé de lui enseigner quelques trucs de la méthode Buteyko et elle s’est retournée pour répondre : À demain, professeur Lull. Elle connaissait mon nom, Darius. Il est temps de partir. »

Lorsque le Dr Ghotse avait fait la connaissance de Thomas Lull, celui-ci travaillait dans une boutique de disques d’occasion, clochard de plage au milieu d’antiques vinyles et compact-discs. Retraité et veuf depuis peu, Ghotse combattait sa peine à coups de vieux rires. Il trouva une âme sœur en cet Américain sardonique. Ils passaient les après-midi à bavarder et partager des disques. Mais trois mois s’écoulèrent avant qu’il invite le type de la boutique de disques à venir prendre le thé. Cinq visites plus tard, quand le thé de l’après-midi se transforma en gin de la soirée à admirer les splendides couchers de soleil derrière les palmiers, Thomas Lull lui confia sa véritable identité. Le Dr Ghotse se sentit d’abord sali que le type de la boutique de disques qu’il avait appris à connaître soit une façade trompeuse. Ensuite, cela lui pesa : il ne souhaitait pas être le récipiendaire de la perte et de la rage de cet homme. Il s’estima ensuite privilégié, détenteur d’un secret de niveau mondial qu’il aurait pu vendre une fortune aux chaînes d’informations. On lui avait fait confiance. Il finit par s’apercevoir qu’il s’était lié à Thomas Lull dans la même intention : trouver quelqu’un à qui faire confiance et à écouter.

Le Dr Ghotse glisse le lecteur dans la poche de sa veste. Pas de vieilles comédies aujourd’hui. Ni plus jamais, semble-t-il. Thomas Lull ramasse l’exemplaire cartonné du Blake qui a été le livre de chevet de tous les lits qu’il a faits siens. Il le soupèse, puis le range dans la valise.

« Venez, j’ai du café en route. »

L’arrière du bateau s’ouvre en une véranda improvisée, ombragée par les sempiternelles nattes en fibres de coco. Le Dr Ghotse n’apprécie guère le café de Thomas Lull, mais laisse celui-ci en servir deux tasses et le suit dehors jusqu’à leurs sièges habituels. Des gamins nagent et s’éclaboussent dans une eau à peine plus claire et plus fraîche que le café.

« Bon, dit Ghotse, et où irez-vous ?

— Dans le Sud », répond Thomas Lull, qui n’avait jusque-là pas la moindre idée de destination. Depuis qu’il a amarré le vieux kettuvallam dans ce bras mort, Thomas Lull a toujours clairement affirmé qu’il partirait dès que le vent l’emporterait ailleurs. Le vent avait soufflé, fouettant les palmiers, poussant les nuages qui ne lâchèrent pas d’eau, sans que Thomas Lull s’en aille. Il en était venu à aimer le bateau, ce sentiment de déracinement qui n’aurait jamais à faire ses preuves. Mais elle connaissait son nom.

« Au Srî Lankâ, peut-être.

— L’île des démons.

— L’île des bars de plage », dit Thomas Lull. Schubert atteint la fin de son temps imparti. Les gamins plongent et s’éclaboussent, des gouttes s’accrochent à leurs visages sombres et souriants. Mais l’idée est désormais dans sa tête et elle n’en sortira plus. « Peut-être même partir en bateau en Malaisie ou en Indonésie. Il y a là-bas des îles où jamais personne ne reconnaîtra votre visage. Je pourrais ouvrir une chouette petite école de plongée. Ouais, je pourrais faire ça… Merde, je sais pas. »

Il se retourne. Le Dr Ghotse l’a senti aussi. Vivre sur l’eau vous rend aussi sensible aux vibrations qu’un requin. Le Salve Vagina oscille doucement à cause d’un pas sur la passerelle. Quelqu’un est monté à bord. Le kettuvallam bouge un peu quand ce quelqu’un le traverse.

« Ohé ! Il fait vraiment sombre, ici. » Aj apparaît sous l’auvent et les rejoint à l’arrière. Elle est habillée du même gris lâche et flottant que la nuit précédente. Son tilak est même encore plus proéminent en plein jour. « Je suis désolée, vous avez la visite du Dr Ghotse, je peux revenir plus tard…»

Dis-le, pense Thomas Lull. Ses dieux t’ont donné cette chance, renvoie-la, disparais sans un seul regard en arrière. Mais elle connaît son nom sans l’avoir rencontré, elle connaît celui du Dr Ghotse, et Thomas Lull n’a jamais été capable de tourner le dos à un mystère.

« Non, non, restez, il y a du café. »

Elle fait partie de ces gens dont le sourire transforme tout le visage. Elle bat des mains, ravie.

« Avec grand plaisir, merci. »

Il est perdu, désormais.