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Nadja a beaucoup réfléchi à son attirance pour le danger. Ses parents ont fait d’elle une Suédoise à l’éducation permissive, large d’esprit sur le plan sexuel et ouverte sur l’Occident. Ils n’ont emporté en exil aucune photographie, aucun souvenir, aucun mot ni aucune langue et pas le moindre sentiment d’appartenance géographique. Nadja Askarzadah ne possède rien d’afghan, à part son nom. L’opus de ses parents était si complet qu’il lui fallut la suggestion de son directeur d’études, lors de son premier trimestre à l’université, d’effectuer des recherches en vue d’écrire un mémoire sur la politique après la guerre civile afghane, pour comprendre qu’elle avait toute une identité enfouie. S’ouvrant sous les pieds de la petite étudiante en sciences humaines poly-sexuelle et scandinave qu’était alors Nadja Askarzadah, cette identité l’engloutit trois mois durant lesquels le mémoire en question devint la base du travail qui aboutirait à sa thèse. Il y a une vie qu’elle aurait pu vivre, avec laquelle sa carrière a jusque-là joué les préliminaires. Le Bhârat à la veille de la guerre de l’eau sert à préparer son retour à Kaboul.

Elle s’assied sur la véranda fraîche, si fraîche de l’Imperial pour consulter son courrier. L’article a plu au magazine. Beaucoup plu. Le magazine veut l’acheter huit cents dollars. Elle accepte le contrat qu’elle renvoie aux États-Unis. Un pas sur le chemin de Kaboul, mais rien qu’un. Elle a un nouvel article à préparer. Politique, cette fois. Son prochain entretien se fera avec Sajida Rânâ. Tout le monde court après Sajida Rânâ. Quel point de vue adopter ? Entre femmes. Madame la Première ministre, vous êtes une femme politique à la tête d’un gouvernement, une figure dynastique dans un pays qui se divise pour un rond-point et où les hommes veulent tellement se marier que c’est eux qui payent la dot, un pays où des enfants monstrueux qui vieillissent deux fois moins vite qu’un humain non modifié se retrouvent avant leurs dix ans biologiques avec des privilèges et des goûts d’adulte, un pays qui meurt de soif et s’apprête à cause de cela à partir en guerre. Mais vous êtes avant tout une femme dans une société où les femmes de votre classe et de votre éducation ont disparu derrière un nouveau pardâ. Qu’est-ce qui vous a poussée à faire ce qu’à peu près aucune autre n’a fait : vous échapper de cette soyeuse cage d’affection ?

Pas mauvais, ça. Nadja ouvre son palmeur. Elle est sur le point d’y noter la question quand l’appareil gazouille. Ce doit être Bernard. Pas très tantrique, d’aller dans un club de combats. Pas très tantrique, d’y aller avec un autre homme. Non qu’il soit possessif, aussi n’a-t-il pas besoin de lui pardonner, mais elle doit se poser cette question : cela la fera-t-il progresser sur la voie du samâdhi ?

« Bernard, lance Nadja Askarzadah, va te faire foutre et restes-y. Je croyais que la jalousie, c’était pas ton truc ? À moins que ce soit encore quelque chose que tu dises aux filles, comme le machin tantrique avec ta bite ?

— Madame Askarzadah ?

— Oh pardon, je vous ai pris pour quelqu’un d’autre. »

Elle entend beaucoup de souffle.

« Allô ? Allô ? »

Puis : « Madame Askarzadah. Soyez à l’entrepôt de Deodar Electrical, Industrial Road, dans la demi-heure. » Une voix cultivée, avec un léger accent.

« Allô ? Qui êtes-vous, écoutez, je suis désolée pour…

— L’entrepôt de Deodar Electrical, Industrial Road. »

Et l’homme raccroche. Nadja Askarzadah regarde son palmeur comme si elle tenait un scorpion dans la main. Pas de possibilité de rappel, d’explication ni d’identification. Elle saisit dans son palmeur l’adresse indiquée par la voix, obtient un itinéraire. Moins d’une minute plus tard, elle franchit le portail de l’hôtel sur son cyclomoteur. Deodar Electrical fait partie des anciens studios de Town and Country, qu’on a divisés en petites entreprises quand le feuilleton s’est virtualisé et a déménagé au quartier général d’Indiapendent à Rânâpur. La carte conduit la jeune femme devant les énormes doubles portes du studio principal où, installé à une table, un adolescent portant un gilet de costume sur son long kurta écoute du cricket à la radio. Nadja remarque qu’il porte en médaillon le trident du Shivajî, comme celui qu’elle a vu autour du cou de Satnam.

« Quelqu’un m’a appelée pour me dire de venir ici. Nadja Askarzadah. »

Le jeune la regarde de haut en bas. Il a un début de moustache.

« Ah. Oui, on nous a informés de votre arrivée.

— Informés ? Qui ça ?

— Veuillez me suivre. »

Il ouvre une petite porte d’accès dans le portail. Tous deux la franchissent, tête baissée.

« Ouaouh ! » s’extasie Nadja Askarzadah.

Le râthayâtra dresse ses quinze mètres de haut sous les projecteurs du studio, pyramide rouge et or d’étages et de garde-fous surchargée de dieux et d’âdityas. C’est un temple mobile. Le sommet, qui touche presque la charpente du studio, accueille une coupole en plexiglas qui contient une effigie de Ganesh, placée sur un trône, Ganesh le dieu du peuple, dont se réclame le Shivajî. La base, un large balcon pour les employés du parti et les relations publiques, repose sur l’arrière de deux camions-plateau.

« Les camions sont couplés, s’enthousiasme son guide. Ils ne peuvent bouger qu’en tandem, vous voyez ? On ajoutera des cordes pour les gens qui veulent qu’on les voie en train de tirer, mais le Shivajî n’est pas du genre à exploiter qui que ce soit. »

Nadja n’a jamais assisté au lancement d’un vaisseau spatial, ne s’est même jamais approchée d’une fusée, mais elle imagine que les bâtiments d’assemblage des lanceurs connaissent le même brouhaha et la même agitation : dans la carcasse des grues et des portiques, des ouvriers en bleu de travail, un masque de protection sur le visage, s’activent de haut en bas des flancs dorés, tandis que de petits robots-menuisiers enfoncent leurs trompes encolleuses dans les fentes et les recoins. Émanations de peinture et de fibre de verre abrutissent l’atmosphère, agrafeuses électriques, perceuses et scies mécaniques résonnent dans l’abri de métal. Nadja suit des yeux le hissage d’un vâsu. Deux ouvriers au bleu de travail orné d’autocollants du Shivajî le fixent au milieu d’une rosace d’assistants en train de danser autour de Vishnu sur son trône. Et au centre, la ziggourat dorée du vaisseau sacré. Le char de Jagannâtha. Le Jagannâtha lui-même.

« N’hésitez pas à prendre des photos, lui glisse l’adolescent. C’est gratuit. » Les mains de Nadja tremblent en activant la fonction prise de vues de son palmeur. S’avançant au milieu des ouvriers et des machines, elle presse le déclencheur jusqu’à ce que la mémoire soit pleine.

« Je peux… je veux dire, les journaux ? » bredouille-t-elle à l’intention du jeune shivâjî, qui semble la seule personne investie d’une certaine autorité dans ce studio.

« Oh, bien sûr, dit-il. J’imagine qu’on vous a fait venir pour ça. »

Le palmeur sonne doucement. Encore un numéro anonyme. Nadja répond d’un ton prudent.

« Oui ? »

Ce n’est pas l’homme à la voix cultivée, mais une femme.

« Bonjour, j’ai un appel pour vous de la part de N.K. Jîvanjî.

— Hein ? Qui ? Allô ? bafouille Nadja.

— Bonjour, madame Askarzadah. » C’est lui. C’est vraiment lui. « Eh bien, qu’est-ce que vous en pensez ? »

Elle ne trouve pas ses mots. Elle déglutit, la bouche sèche.