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Le temps que le soleil se couche dans de splendides couleurs carmin et sang polluées, Tal était habillé, maquillé, équipé. Les Paswan avaient cessé de taper depuis une heure et gratifiaient désormais Tal de sanglots peu audibles. Tal éjecta la puce de son lecteur, la glissa dans son sac et sortit dans la nuit si sauvage.

« Emmenez-moi là. »

Le chauffeur du phut-phut jeta un coup d’œil à la carte et hocha la tête. Tal brancha son mix et, aux anges, s’affala sur la banquette.

La boîte de nuit donnait sur une ruelle peu avenante. Comme la plupart des meilleures boîtes, dans l’expérience de Tal. Des années de chaleur et de pollution avaient fini par rendre grise et fibreuse la porte de bois sculpté. Tal devina qu’elle datait d’avant même les Britanniques. Une discrète bindîcam se braqua sur lui. La porte s’ouvrit au toucher. Tal débrancha son mix pour écouter. Dhôl et bansurî traditionnels. Tal inspira et entra.

Une grande havelî avait habité là autrefois. Des balcons du même bois gris usé par les intempéries s’élevaient sur cinq étages autour du jardin central, désormais sous verre. On avait laissé plantes grimpantes et pharm-bananiers escalader les piliers en bois sculpté pour se répandre sur les nervures du dôme en verre. Des grappes de lampes biolumes pendaient au milieu du toit comme d’étranges fruits fétides, des lanternes à huile en terre cuite étaient disposées sur le sol carrelé. Tout n’était que vacillements et ombres repliées. Des profondeurs des cloîtres en bois sortaient des conversations à voix basses et le murmure musical de rires de neutres. Installés face à face sur un tapis, les musiciens s’absorbaient dans leurs rythmes près du bassin central, un rectangle peu profond tacheté de lys.

« Bienvenue dans ma demeure. »

La petite femme à l’allure d’oiseau avait fait son apparition à la manière d’un dieu dans un film. Elle portait un sari écarlate et une bindî de brâhmane, gardait la tête penchée sur l’épaule. Tal évalua son âge à soixante-cinq ou soixante-dix ans. La femme parcourut son visage du regard.

« Je vous en prie, faites comme chez vous. J’ai des convives de tous les horizons, de Vârânacî et au-delà. » Elle arracha entre les larges feuilles une banane de la taille du pouce qu’elle pela avant de la tendre à Tal. « Allez, mangez, mangez. Elles poussent toutes seules.

— Je ne voudrais pas avoir l’air mal élevé, mais…

— Vous voulez connaître leur effet. Elles vous mettront dans le même état d’esprit que nous. Une pour commencer, c’est ainsi que nous procédons. Il y a de nombreuses variétés, mais il faut commencer par celles près de la porte. Vous découvrirez les autres au fil de votre voyage. Détendez-vous, mon mignon. Vous n’avez ici que des amis. » Elle tendit à nouveau la banane. En la prenant, Tal remarqua la boucle en plastique derrière l’oreille droite de la femme. Cette tête inclinée, ce regard fuyant, eil comprenait, maintenant. Un hoek pour aveugle. Tal mordit dans le fruit. Il avait le goût de banane. Puis eil prit conscience des détails des sculptures, du motif des carreaux, des couleurs et trames des darîs. Les composantes de la musique se firent distinctes, se pourchassant en entrelacs. Un développement de l’acuité. Un accroissement des perceptions. Un feu dans la nuque, comme un sourire intérieur. Tal finit la banane en deux bouchées. La vieille aveugle prit la peau qu’elle déposa dans une petite poubelle en bois déjà à moitié pleine de peaux noircissantes et odorantes.

« Je cherche quelqu’un. Tranh. »

Les yeux noirs de la vieille femme revinrent se promener sur le visage de Tal.

« Le ravissant Tranh. Non, Tranh n’est pas là, pas encore. Mais Tranh viendra, à un moment ou à un autre. » La vieille femme joignit les mains de joie. Puis la banane fit effet et Tal sentit une chaleur détendue se répandre depuis son ajñâ chakra. Rebranchant sa musique, eil partit à l’exploration de l’étrange boîte de nuit. Les balcons accueillaient divans et canapés peu élevés, arrangés de manière intime autour de tables basses. Ceux qui ne consommaient pas de bananes pouvaient profiter de hukkas en cuivre. Tal passa devant un petit groupe de neutres qui évoluaient au ralenti dans la fumée et inclinèrent la tête dans sa direction. Il y avait beaucoup de sexués. Dans l’alcôve de coin, sur un divan, une Chinoise en magnifique tailleur noir embrassait un neutre qu’elle avait allongé sur le dos et jouait avec la chair de poule hormonale de son avant-bras. À un moment, Tal se dit qu’eil devrait partir, vraiment, mais ne ressentait qu’une chaleureuse disjonction. Une autre banane, détermina-t-eil, ce serait bien.

Celle qu’eil cueillit sur le pilier au fond à gauche lui procura une courte et nette bouffée de bien-être. Tal avança avec précaution jusqu’au bord du bassin pour lever les yeux vers les balcons. Plus on montait, moins on semblait avoir besoin de porter de vêtements. Ce qui était bien. Tout était bien. L’aveugle l’avait dit.

« Tranh ? » demanda Tal à une grappe de corps rassemblés autour d’un hukka odorant. Un neutre d’une jeunesse et d’une beauté à pleurer leva vers l’importun ses jolis traits d’Extrême-Oriental au milieu des corps mâles agglutinés. « Désolé », dit Tal en poursuivant son chemin. « Avez-vous vu Tranh ? » demanda-t-eil à une femme à l’air nerveux debout près d’un sofa bondé de neutres riant aux éclats. Tous tournèrent la tête vers eil. « Tranh est déjà arrivé ? » L’homme se tenait près du troisième plant de bananes magiques, sobrement vêtu d’un discret smoking. Jayjay Valaya, devina Tal à la coupe. L’homme était élégant, mince, d’âge moyen mais prenant soin de son corps. Des traits fins, esthétiques, des lèvres minces, un regard perçant plein d’intelligence. La nervosité se lisait dans ses yeux et sur son visage. Ses mains, observa Tal grâce au merveilleux pouvoir de perception des détails conféré par la banane, étaient soigneusement manucurées… et elles tremblaient.

« Je vous demande pardon ? demanda l’homme à l’apparence soignée.

— Tranh. Tranh. Eil est là ? »

L’homme parut déconcerté, puis cueillit près de sa tête une banane qu’il tendit à Tal.

« Je cherche quelqu’un, précisa Tal.

— Qui donc ? » demanda l’homme en tendant à nouveau la banane. Tal l’écarta de la main.

« Tranh. Est-ce que ? Non…» Tal s’éloignait déjà.

« Je vous en prie ! » le rappela l’homme en lui fourrant la banane entre les doigts comme un lingam. « Restez, pour parler, juste pour parler…»

Tal vit alors. Même dans le vacillement d’ombres sous le balcon, impossible de se méprendre sur ce profil, sur l’angle des pommettes, sur la manière dont eil se penchait en avant pour parler avec animation, sur le jeu de ses mains dans la lumière des lanternes, sur le rire comme la cloche d’un temple.

« Tranh. »

Eil ne leva pas les yeux, n’interrompit pas sa conversation passionnée avec ses amis, tous penchés sur la table basse, plongés dans un souvenir commun.

« Tranh. » Cette fois, eil fut entendu. Tranh leva la tête. Tal lut d’abord sur son visage une simple incompréhension. Je ne sais pas qui vous êtes. Puis l’identification et le souvenir, puis la surprise, le choc, le mécontentement. Et enfin, l’embarras.

« Désolé », dit Tal en ressortant à reculons de l’alcôve. Tous les visages étaient tournés vers eil. « Désolé, j’ai fait une erreur…» Eil fit demi-tour et s’enfuit, discrètement. Le besoin de pleurer lui emplissait le crâne. L’homme timide se tenait toujours au milieu de la verdure. Sentant toujours peser sur eil les yeux de l’ennemi, Tal prit la banane dans la main douce de l’homme, la pela et y mordit à pleines dents. Le pharm s’annonça d’un coup et Tal sentit tout autour d’eil les dimensions de la cour s’étendre à l’infini. Eil tendit l’étrange fruit à l’homme.