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« Non, merci », bafouilla celui-ci, mais Tal le tenait par le bras et le conduisait à un canapé libre. Eil sentait encore sur sa nuque le poids brûlant des regards.

« Bon », dit Tal en s’asseyant en biais sur le divan bas, drapant de ses mains fines ses genoux croisés. « Vous vouliez me parler, alors parlons. » Un coup d’œil par-dessus son épaule. Les autres le regardaient toujours. Eil termina la banane et les lanternes vacillantes s’ouvrirent et eil tomba dans leur gravité et ne se souvint de rien de précis ensuite avant la façade d’un restaurant kurde. Un garçon le guida entre les tables de clients interloqués jusqu’à un petit box dans le fond, que séparait de la salle un odorant paravent en cèdre.

Les bananes de l’aveugle, comme des invités convenables, arrivaient à l’heure et s’en allaient tôt. Tal sentit les motifs géométriques gravés sur les paravents en bois se précipiter sur lui d’une distance céleste jusqu’à une proximité à vous rendre claustrophobe. Il faisait très chaud, dans ce restaurant, et la voix du moindre client, le moindre bruit en cuisine ou dans la rue lui semblait insupportablement proche et aigu.

« J’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous emmener ici, disait l’homme, mais je n’aime pas trop cet endroit, là-bas. Il n’est pas fait pour parler, vraiment parler. Ici, par contre, c’est discret, le propriétaire a une dette envers moi. » On apporta du mezzé, ainsi qu’une bouteille d’une liqueur transparente et une carafe d’eau. « Arak, précisa l’homme en servant une dose. Je ne bois pas, quant à moi, mais il paraît que c’est une boisson excellente pour avoir du courage. » Il ajouta de l’eau. Tal s’émerveilla que le liquide transparent se transforme en lait lumineux. Eil but une gorgée, eut un mouvement de recul en sentant le goût étrange de l’anis, puis but une autre gorgée, plus lentement, de manière plus réfléchie.

« C’est un chûtiyâ, déclara Tal. Tranh. C’est un chûtiyâ. Eil n’a même pas voulu me regarder, eil est resté assis à tortiller du cul devant ses amis. Je n’aurais jamais dû venir.

— C’est tellement difficile de trouver quelqu’un à écouter, dit l’homme. Quelqu’un qui n’a pas une idée en tête, qui n’a rien à me demander ou à me vendre. Dans mon travail, tout le monde veut entendre ce que j’ai à dire et connaître mes idées, comme si la moindre de mes paroles valait de l’or. Avant de vous rencontrer, j’étais à un durbar dans le Cantonnement. Tout le monde voulait entendre ce que j’avais à dire, tout le monde voulait quelque chose de moi, sauf ce type. Un homme étrange, qui a dit quelque chose d’étrange : que nous étions une société difforme. J’ai écouté cet homme. »

Tal sirota son arak.

« Cho chweet, nous autres neutres l’avons toujours su.

— Alors dites-moi les secrets que vous connaissez. Dites-moi ce que vous êtes. J’aimerais savoir de quelle manière vous en êtes arrivé là.

— Eh bien », dit Tal, que le regard attentif de l’homme rendait conscient de la moindre de ses cicatrices, du moindre de ses implants, « je m’appelle Tal, je suis né à Mumbaï en 2019 et je travaille à Indiapendent dans l’équipe qui s’occupe de l’esthétisme du métasoap pour Town and Country.

— Et à Mumbaï, dit l’homme, quand vous y êtes né en 2019, qu’est-ce que…»

Tal mit son doigt devant la bouche de l’homme.

« Non, chuchota-t-eil. Ne le demandez jamais, n’en parlez jamais. Avant de m’Écarter, j’étais une autre incarnation. Je ne suis vivant que maintenant, vous comprenez ? Avant, il y a eu une autre vie, je suis mort et né à nouveau.

— Mais comment…» demanda l’homme. Une nouvelle fois, Tal mit son doigt pâle et tendre contre les lèvres de l’homme. Eil les sentait trembler, sentait la douce et chaude palpitation de l’haleine.

« Vous avez dit vouloir écouter, rappela Tal en tirant son châle sur ses épaules. Mon père était chorégraphe à Bollywood, l’un des meilleurs. Vous avez vu Rishta ? Le passage dansé sur le toit des voitures coincées dans un embouteillage ? C’est de lui.

— Je crains de ne guère m’intéresser au cinéma, indiqua l’homme.

— C’est devenu trop maniéré, à la fin. Trop autoréférentiel, trop entendu. C’est toujours pareil, les choses deviennent super-outrées, ensuite elles meurent. Il a rencontré ma mère sur le plateau de Lawyers in Love. Une Italienne venue faire un stage d’hovercam… à l’époque, Mumbaï, c’était le fin du fin, même les Américains venaient étudier notre technique. Ils se sont rencontrés, ils se sont mariés, six mois plus tard, moi. Et avant que vous demandiez : non. Unique. C’était les vedettes de la plage de Chowpatty, mes parents. J’allais à toutes les fêtes, j’étais un véritable complice. J’étais un gamin superbe, bâbâ. On parlait tout le temps de nous dans les magazines de cinéma et les torchons à ragots : Sunny et Costanza Vadher, accompagné de leur magnifique bambin, en train de faire du shopping sur Linking Road, sur le plateau de Aap Mujhe Acche Lagne Lage, au barbecue de Chelliah. Je crois n’avoir jamais rencontré personne d’un égoïsme aussi incroyable… mais ça ne les gênait pas le moins du monde. Costanza m’a accusé de ça, au moment de mon Écart : d’être d’un égoïsme incroyable. Hallucinant, hein ? D’où croyait-elle que je le tenais ?

« Ils n’étaient pas stupides. Égoïstes, peut-être, mais pas stupides, ils savaient forcément ce qui allait se produire quand on a commencé à se servir d’aeais. D’abord pour les acteurs – un jour Chati, Bollywood Masala et Namasté ! sont pleins de Vishal Dâs et Shruti Raï à une ouverture au Club 28, le lendemain Filmfare sort un triple supplément central sans le moindre centimètre cube de chair vivante. Ça a vraiment été aussi rapide que ça. »

L’homme murmure poliment sa stupéfaction.

« Sunny aurait pu faire danser cent personnes sur un laptop géant, mais il suffisait désormais de presser une touche pour en avoir jusqu’à l’horizon en train de danser, et de manière parfaitement synchronisée. D’un simple clic, on pouvait avoir un million de danseurs sur les nuages. Ça a d’abord énormément affecté Sunny. Il est devenu mauvais, grincheux, irritable avec son entourage. Il est devenu méchant quand ça s’est tourné contre lui. C’est peut-être bien pour ça que j’ai voulu travailler dans les soapi : pour lui montrer qu’il aurait pu réagir, s’il avait essayé, s’il n’avait pas été aussi imbu de son image et de son statut. Mais bon, là encore, peut-être que je ne m’en soucie pas assez. Ça n’a pas tardé non plus ensuite à toucher Costanza : quand on n’a pas besoin d’acteurs ou de danseurs, les caméras ne vous servent plus à grand-chose non plus. Tout est dans la boîte. Ils se disputaient, je devais avoir dix ou onze ans, je les entendais hurler si fort que les voisins venaient taper à la porte. Ils passaient toute la journée dans l’appartement, en ayant tous les deux besoin de travail, mais ils se montraient jaloux comme une teigne si l’autre décrochait un emploi. Le soir, ils allaient aux mêmes fêtes et durbars faire de la lèche. Je vous en prie, un boulot. Costanza s’en est mieux sortie. Elle s’est ajustée, elle a trouvé un job différent dans l’industrie du film, dans la scénarisation. Sunny, lui, n’a pas pu. Il a laissé tomber. Qu’il aille se faire foutre. Se faire foutre. De toute manière, il ne valait rien. »