« Comment ça, les gens génèrent de l’électricité rien qu’en marchant de long en large ?
— Par l’intermédiaire de pompes dans le trottoir, tout à fait ! s’enthousiasme-t-elle. Il y a là un immense gaspillage d’énergie qui attend que nous la captions. Tout ce qu’on fait et tout ce qu’on dit produit de l’énergie.
— Vous devriez brancher ça sur notre service juridique. »
Cela lui vaut un rire.
« Et vous, que faites-vous pour aider Ray Power à devenir numéro un ? demande Vishram à une jeune femme presque belle que son badge identifie comme Sonia Yâdav.
— Rien, répond-elle avec un sourire.
— Ah », fait Vishram avant de continuer son chemin. Des mains à serrer. Des visages dont se souvenir. Elle le rappelle.
« Quand j’ai dit “rien”, je voulais dire : de l’énergie sortie de rien. De l’énergie gratuite illimitée.
— Là, vous m’intéressez.
— Je vous emmène au labo point zéro », explique Sonia Yâdav en guidant Vishram et son entourage jusqu’à son unité de recherche. Elle le regarde attentivement.
« Vos globes oculaires remuent. Quelqu’un vous envoie un message ? »
D’une impulsion du doigt, Vishram coupe le commentaire muet de Marianna Fusco.
Les ingénieurs de son père ont conçu un bâtiment qui ressemble davantage à du mobilier qu’à une œuvre d’architecture. Tout est bois et tissu, recourbé en arcs de cercle, translucide et aéré. L’endroit sent la sève, la résine, le santal. Le sol est un parquet d’érable marqueté de panneaux qui représentent des scènes du Râmâyana. Sonia Yâdav regarde ostensiblement les talons de Marianna. Celle-ci se déchausse et glisse ses souliers dans son sac. Vishram trouve normal d’être pieds nus dans un endroit tel que celui-là. Dans un endroit sacré.
Au premier regard, le labo point zéro le déçoit. Il n’y a ni machines bourdonnantes, ni boucles de lignes électriques, rien que des bureaux et des séparations vitrées, du papier en piles instables sur le sol, des tableaux blancs aux murs. Des tableaux entièrement recouverts de griffonnages, qui se poursuivent sur les murs. Le moindre centimètre carré est bourré de symboles et de lettres placés à des angles impossibles les uns par rapport aux autres, pris au lasso dans des boucles tracées au marqueur noir, harponnés par des longues flèches et lignes en noir et bleu à une espèce de théorème de l’autre côté du tableau. Les querelles d’équations s’étalent sur tous les bureaux, bancs ou autres surfaces plates sur lesquelles le marqueur fonctionne. Pour Vishram, ces mathématiques sont aussi incompréhensibles que du sanskrit, mais le cocon de pensées, de théories et de perspectives le réconforte, comme s’il se trouvait à l’intérieur d’une prière.
« Ça ne ressemble peut-être pas à grand-chose, indique Sonia Yâdav, mais les chercheurs d’EnGen paieraient une fortune pour entrer ici. On fait la plus grande partie du chaud sur le collisionneur de l’université, ou au LHC en Europe, mais le véritable travail, celui de réflexion, s’effectue ici.
— Le chaud ?
— Nous suivons deux approches, que nous appelons chaude et froide. Je ne vais pas vous ennuyer avec la théorie, mais c’est lié aux niveaux d’énergie et à l’écume quantique. Ce sont deux manières de regarder le rien.
— Et vous êtes la chaude ? demande Vishram en examinant les glyphes hiératiques au mur.
— Absolument, assure Sonia Yâdav.
— Et vous pouvez faire ce que vous dites : générer de l’énergie à partir de rien ? »
Elle répond d’un ton ferme, une lueur de foi dans le regard : « Oui, je peux.
— Monsieur Ray, nous devrions vraiment continuer », le presse Surjît, le directeur.
Alors que le groupe s’en va, Vishram ramasse un marqueur pour écrire rapidement sur le bureau : DÎNER ?
Sonia Yâdav lit l’invitation à l’envers.
« Strictement professionnel, chuchote Vishram. Pour me dire ce qui est chaud et ce qui ne l’est pas. »
OK, écrit-elle en rouge.
20 H. RV ICI.
Elle souligne deux fois son OK.
Ce que voit Vishram en sortant dans le couloir flétrit aussitôt sa bonne humeur : Govind, dans son costume trop serré, accompagné de sa cohorte d’avocats, déboulant dans le couloir comme s’il était chez lui. Govind aperçoit son frère cadet, ouvre la bouche pour le saluer, le maudire, le bénir, le réprimander… Vishram s’en fiche et ne le saura jamais, car il ordonne alors à voix haute :
« Monsieur Surjît, veuillez avoir l’amabilité d’appeler la sécurité. » Puis, pendant que le directeur parle dans son palmeur, Vishram lève un seul doigt, autoritaire, devant son frère et sa troupe : « Toi, ne dis rien. Tu n’es pas chez toi. Tu es chez moi. » La sécurité arrive, deux Râjputs très larges d’épaules coiffés de turbans rouges. « Merci de raccompagner M. Ray hors des locaux et d’enregistrer son visage dans le système de sécurité. Il n’est pas autorisé à revenir ici sans ma permission expresse et écrite. »
Les Râjputs saisissent chacun Govind par un bras. Vishram prend un immense plaisir à les regarder l’escorter à petit trot au bout du couloir.
« Écoutez-moi, écoutez-moi ! crie Govind par-dessus son épaule. Il va tout démolir, comme il a démoli tout ce qu’on lui avait donné. Je le connais depuis longtemps. Le léopard ne peut changer les taches de sa fourrure, il vous ruinera tous, il détruira cette grande entreprise. Ne l’écoutez pas, il ne connaît rien, rien !
— Vraiment désolé de cet incident, dit Vishram une fois la porte refermée derrière son frère qui continue de protester. Bon, on continue, ou j’ai tout vu ? »
Cela avait commencé au petit-déjeuner.
« De quoi au juste ai-je hérité ? » demanda Vishram, la bouche pleine de khichrî, à Marianna Fusco durant leur briefing matinal sur le balcon est.
« En fait, rien que de la division recherche et développement. » Elle étala les documents autour de l’assiette graisseuse de Vishram comme s’il s’agissait de cartes de tarots.
« Donc, de pas un sou et d’une tonne de responsabilités.
— Je ne pense pas que votre père ait pris cette décision sur un coup de tête.
— Que savez-vous au juste de tout cela ?
— Le quoi, le qui, le où et le quand.
— Il vous manque quelque chose.
— Je pense que personne ne comprend le pourquoi. »
Si, moi, pense Vishram. Je sais à quel point c’est agréable de tourner le dos à ce qu’on attend de vous, à vos obligations. Je sais à quel point c’est effrayant et libérateur de s’en aller sans rien d’autre qu’une sébile de mendiant en comptant sur le rire des gens.
« Vous auriez pu me le dire.
— Et violer le secret professionnel ?
— Vous êtes une femme dure et froide, Marianna Fusco. »
Il engloutit une autre fourchettée de khichrî. Râmesh errait dans la plantation géométrique de roses anglaises, maintenant craquantes et fanées par leur troisième année de sécheresse étrangère. Il joignait les mains dans le dos, en une attitude aussi ancienne et aussi familière que toute autre composante du Shanker Mahal. À six ans, Vishram s’était moqué de son frère aîné, qu’il avait suivi les mains jointes dans le dos, se mordant les lèvres de concentration distraite, la tête levée à la recherche des merveilles du monde.
Et ces voyages en Asie orientale ? se demanda-t-il. Ces filles de Bangkok qui pouvaient faire et être tout ce que vous vouliez. Il sentit un petit frémissement sous son nombril, une convulsion hormonale. Mais ce serait trop facile. Pas de chasse, pas de jeu, pas de mise à l’épreuve de la volonté et de l’esprit, pas de contrat tacite par lequel les deux personnes reconnaissaient se livrer à un jeu doté de stratagèmes, de phases, de règles. Un vent chaud imprégné de l’odeur de la ville agita les papiers d’incorporation. Vishram déploya tasses, soucoupes et couverts pour les tenir en place. Râmesh, qui venait d’essayer de sentir l’arôme des roses desséchées, leva les yeux au contact de l’air chaud sur son visage et découvrit avec une surprise non feinte son petit frère et son avocate sur la terrasse.