Ce n’est qu’en s’installant dans le cuir climatisé de la voiture que Vishram remarqua les petits arcs de cercle ensanglantés dans ses paumes : les stigmates de poings serrés.
C’est un restaurant italien sinistre, mais il n’y en a pas d’autres. Déjà nostalgique de la cuisine des Italiens de Glasgow, une race puissante, Vishram s’était réjoui de pouvoir manger des pâtes et du ruffino. Il s’était souvenu ensuite qu’il n’y avait pas de communauté italienne bien établie à Vârânacî, que cette dernière n’avait pas le moindre gène italien. Le personnel est entièrement local. La musique est une compilation de tubes. Le vin est trop chaud et fatigué par la longue sécheresse. Il y a au menu quelque chose appelé pâtes au tikka.
« Désolé que ce soit si mauvais », s’excuse-t-il auprès de Sonia Yâdav, qui se bat avec des spaghettis trop cuits.
« Je n’avais jamais mangé italien avant.
— Vous n’êtes pas en train de manger italien. »
Elle avait fait un effort pour ce dîner désastreux. Elle avait arrangé ses cheveux, accroché un peu d’or et d’ambre sur sa personne. Arpège 27 : sans doute en provenance d’un duty-free européen. Il apprécie qu’elle ait mis un sari et non un horrible tailleur occidental. Vishram s’appuie au dossier de son siège, joint le bout de ses doigts, puis, s’apercevant que cela lui donne trop l’air d’un méchant de James Bond, les écarte.
« Quelle proportion de l’énergie du point zéro pouvez-vous raisonnablement espérer que comprenne un garçon qui a suivi des études de sciences humaines ? »
Sonia Yâdav repousse son assiette avec un soulagement visible.
« D’accord, eh bien, pour commencer, ce n’est pas strictement le point zéro comme le pensent la plupart des gens. » Quand Sonia Yâdav dit, pense ou réfléchit à quelque chose de difficile, un petit pli se forme entre les yeux. C’est très mignon. « Vous vous souvenez de ce que j’ai dit dans le labo sur le chaud et le froid ? Les théories du point zéro classiques sont le froid. Et nos théories à nous laissent penser qu’elles ne marcheront pas. Elles ne peuvent pas : il y a un niveau fondamental qu’on ne peut tout simplement pas contourner. On ne peut s’abstraire de la deuxième loi de la thermodynamique. »
Vishram prend un gressin qu’il brise théâtralement en deux.
« J’ai le morceau chaud et le morceau froid…
— D’accord. Je vais essayer. Au fait, j’ai vu ce truc avec le gressin dans le remake de Pyâr Diwâna Hota Haï.
— Encore un peu de vin, alors ? »
Elle accepte, mais ne touche pas à son verre. Une femme pleine de sagesse. Vishram se laisse à nouveau aller sur son dossier, son chianti traumatisé à la main, dans l’antique rituel consistant à écouter une femme raconter une histoire.
C’est un conte étrange et magique, qui renferme autant de contradictions et d’impossibilités qu’une légende du Mahâbhârata. Il y a de multiples mondes et entités qui peuvent être deux choses contradictoires à la fois. Il existe des êtres qui ne peuvent être ni pleinement connus, ni pleinement prédits, des êtres qui, autrefois enchevêtrés, restent liés à tel point que même en les plaçant chacun à un bout de l’univers, ils sentent aussitôt ce qui arrive à l’autre. En regardant Sonia lui démontrer l’expérience des fentes de Young avec une fourchette, deux câpres et des plis dans la nappe, Vishram se fait la réflexion qu’elle habite un monde bien étrange et bien différent. L’univers quantique est aussi capricieux, incertain et inconnaissable que le monde triple posé sur le dos de la tortue géante, gouverné par les dieux et les démons.
« À cause du principe d’incertitude, il y a toujours des paires de particules virtuelles en train d’apparaître et de disparaître à tous les niveaux d’énergie possibles. Donc, en fait, dans chaque centimètre cube d’espace vide, il y a théoriquement une quantité infinie d’énergie, il suffit d’arriver à empêcher les particules virtuelles de disparaître.
— Il faut que je vous dise un truc : le garçon qui a suivi des études de sciences humaines n’a pas compris un traître mot.
— Personne n’y comprend rien. Pas en profondeur, pas comme nous comprenons “comprendre”. Nous n’avons rien d’autre que la description de la manière dont ça fonctionne, et ça fonctionne mieux que n’importe quelle théorie qu’on a pu imaginer, y compris la théorie Étoile-M. C’est comme l’esprit de Brahmâ : personne ne comprend les pensées d’une divinité créatrice, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de création.
— Vous utilisez beaucoup de métaphores religieuses, pour une scientifique.
— La scientifique que je suis croit que nous vivons dans un univers hindou. » Sonia Yâdav insiste : « Comprenez-moi bien, je ne suis pas comme ces scientifiques chrétiens intégristes du créationnisme, qui n’est pas de la science et refuse non seulement l’empirisme, mais le fait même que l’univers est connaissable. Les créationnistes adaptent les preuves empiriques à leur interprétation particulière des Écritures. Je suis une Hindoue rationnelle. Je ne prétends pas croire à des dieux véritables, mais la théorie d’information quantique et la théorie Étoile-M vous enseignent que tout est lié, que des propriétés surgissent d’une manière qu’aucun des éléments constituants ne peut prévoir, et que le très grand et le très petit sont deux faces de la même supercorde. Ai-je besoin de parler de philosophie hindoue à un Ray ?
— Peut-être à ce Ray-là. Vous n’irez donc pas tracter N.K. Jîvanjî sur son râthayâtra. » Il avait vu des photographies aux informations du soir. Un sacré scoop.
« Je n’irai pas tirer la corde, non, mais il n’est pas impossible que je sois dans la foule. De toute manière, le râthayâtra est équipé d’un moteur écodiesel. »
Vishram s’appuie à son dossier en tirant sur sa lèvre inférieure, comme il le fait quand les remarques et tournures de phrases s’agglomèrent et s’assemblent en un numéro comique.
« Mais dites-moi, vous n’avez pas de bindî et vous êtes sortie sans chaperon, ce qui ne colle pas vraiment avec N.K. Jîvanjî et l’esprit de Brahmâ, si ? »
Le pli réapparaît entre les yeux de Sonia Yâdav.
« Je vais répondre de manière simple et directe. Jâtî et Varna ont plongé notre nation dans les ténèbres pendant trois millénaires. Le concept de caste n’a jamais été dravidien, il provient des Aryens et de leur obsession pour la division et le pouvoir. Voilà pourquoi les Britanniques se sont plu, ici… Et qu’ils continuent à être fascinés par tout ce qui touche à notre pays. La séparation des classes est leur histoire nationale.
— Pas dans le coin de Grande-Bretagne où j’étais, glisse Vishram.
— Pour moi, N.K. Jîvanjî, c’est la fierté nationale, c’est le Bhârat pour le Bhârat, et non vendu au kilo aux Américains. C’est l’énergie du point zéro hindoue. Et au vingt et unième siècle, une femme n’a pas besoin de chaperon, de toute manière, mon mari me fait confiance.
— Ah, réagit Vishram en espérant arriver à cacher sa déception. Bon, la théorie Étoile-M, donc ? »
Pour autant qu’il arrive à comprendre, voilà à quoi elle ressemble : il y a d’abord eu la théorie des cordes, dont Vishram a entendu parler, un truc genre tout est une note provoquée par la vibration de cordes. Très mignon. Très musical. Très hindou. Puis il y a eu la théorie M, qui tentait de résoudre les contradictions de la théorie des cordes mais partait dans différentes directions, comme les branches d’une étoile de mer. Le centre théorique était arrivé en dernier, vers la fin des années vingt, sous la forme de la théorie Étoile-M.