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« T’es vraiment dans le pétrin. » Elle allume sa cigarette à la sienne, baiser à la Bollywood. « Tu sais qui est l’agence de recouvrement Ahimsâ ?

— Un gang de truands.

— Le gang Dawûd. C’est une nouvelle activité pour eux, le rachat de dettes. Shiv, tu as les Dawûd aux trousses. Les types qui ont écorché vif Gurnit Azni à l’arrière de sa limousine.

— Ce n’est qu’une histoire de marchandage. Ils partent de haut, je commence bas, on tope à mi-chemin. C’est comme ça que les hommes font affaires.

— Non. Ils veulent ce que tu leur dois, jusqu’à la dernière roupie. »

Shiv rit, mais son rire insouciant et insensé se brise en lui. Il revoit du bleu à la limite de son champ de vision, le bleu pur, le bleu Krishna.

« Personne n’a autant d’argent.

— Alors tu es mort et j’en suis absolument désolée. » Shiv plaque sa main ouverte sur la cuisse de Priyâ. La jeune fille se fige.

« Tu es venue me dire ça ? J’attendais quelque chose de toi.

— Shiv, il y a cent big dâdâs comme toi à chaque coin de rue, qui attendent tous…» Elle s’interrompt car Shiv lui prend la mâchoire, enfonçant avec force ses doigts dans la chair tendre, frottant son pouce contre l’os. Meurtrissures. Il laissera des meurtrissures comme des roses bleues. Priyâ glapit. Yogendra dénude ses incisives. La douleur excite ce garçon, se dit Shiv. La douleur le fait sourire. Les gens de Chandî Bastî regardent. Il sent des yeux tout autour d’eux. Regardez bien.

« Un râja, chuchote-t-il. Je suis un râja. »

Il la relâche. Priyâ se frotte la mâchoire.

« Ça fait mal, mâdarchod.

— Il y a quelque chose, pas vrai ?

— Tu ne le mérites pas. Tu mérites que les Dawûd te fassent couper en morceaux par un robot, behenchod. » Elle tressaille quand Shiv lève à nouveau la main vers son visage. « C’est un petit truc, mais qui pourrait te conduire à plus. À bien plus. Une simple livraison. Mais si tu t’en sors correctement, ils disent que…

— Qui ça, ils ?

— Nîtîsh et Chunni Nâth.

— Je ne travaille pas pour les brâhmanes.

— Shiv…

— C’est une question de principes. Je suis un homme de principes.

— Comme celui de te faire hacher en kebab par les Dawûd ?

— Je refuse que des enfants me donnent des ordres.

— Ce ne sont pas des enfants.

— C’en sont, à cet endroit-là. » Shiv se recouvre l’entrejambe de la main et le soulève d’une secousse. « Non, je ne bosserai pas pour les Nâth.

— Alors tu n’auras pas besoin d’aller là. »

Elle ouvre son petit sac à main, en sort un morceau de papier qu’elle fait glisser sur le comptoir graisseux. Une adresse, quelque part dans la ceinture industrielle. « Et tu n’auras pas besoin de cette voiture. » Elle pose un reçu de location automobile près de l’adresse. Pour une Mercedes, un gros SUV quatre litres d’un noir-Kâlî, le genre que conduirait un râja. « Si tu n’as pas besoin de tout ça, je crois que je vais aller prier pour ton moksha. »

Elle ramasse son sac, glisse au bas du banc, passe devant Yogendra et s’en va sur le carton au grands pas de ses bottes à talons hauts qui, plop-plop, lui font ballotter le cul.

Yogendra le regarde. Avec ce regard de petit malin qui donne envie à Shiv de lui écraser le crâne sur le comptoir de fer-blanc jusqu’à ce qu’il l’entende craquer et ramollir.

« T’as fini ça ? » Il attrape la canette de thé du gamin, en jette le contenu par terre. « Maintenant, oui. On a mieux à faire. »

Le gamin réagit par un silence va-te-faire-foutre. Il est aussi vieux que n’importe quel brâhmane, dans sa tête. Une fois encore, Shiv se demande s’il est riche, s’il est le fils et l’héritier d’un seigneur pirate, jeté hors d’une limousine sous les néons de Kâshî pour apprendre de quelle manière le monde fonctionne vraiment. Survivre. Prospérer. C’est la seule règle qui s’applique.

« Tu viens, oui ? » crie-t-il à Yogendra. Le gamin s’est dégotté une autre bouchée de pân quelque part.

Lîlâ revient ce soir-là aider sa mère à préparer des pûrîs au chou-fleur. Toutes deux savent qu’il les adore, mais l’odeur du ghî brûlant dans l’espace sombre et confiné de la cabane donne à Shiv la chair de poule et des démangeaisons crâniennes. Les deux femmes se tiennent accroupies autour du petit réchaud à gaz. Près d’elles, Yogendra égoutte les pûrîs cuites sur du papier journal froissé. Shiv observe le boy, assis sur les talons avec les femmes, recueillir les pains fumants dans leurs nids de papier. Cela a dû avoir une signification pour lui, autrefois. Un âtre, un feu, du pain, du papier. Il regarde Lîlâ aplatir les portions de pâte en petits ovales avant de les jeter dans la friture.

« Je pense changer mon nom en Marthe, lance-t-elle dans la maison tranquille. C’est un prénom biblique. Lîlâ vient de Lîlâvatî, une déesse païenne qui est en réalité un démon de Satan, en enfer. Vous savez à quoi ressemble l’enfer ? » Elle transvase d’une louche nonchalante les pûrîs au chou-fleur dans le récipient grillagé. « L’enfer est un feu qui ne s’éteint jamais, c’est une grande salle sombre, comme un temple, mais plus grande que tous les temples que vous avez pu voir, parce qu’elle doit contenir tous ceux qui n’ont pas connu Notre-Seigneur Jésus-Christ. Les murs et les piliers mesurent dix kilomètres de haut, la chaleur les fait luire en jaune et l’air est comme du feu. Enfin, je dis “murs”, mais il n’y a pas d’extérieur à l’enfer, rien qu’une infinité de roches dans chaque direction, dans laquelle l’enfer est creusé, si bien que même si vous pouviez vous échapper, ce qui est impossible, parce que vous êtes attaché comme un colis et qu’il n’existe pas d’autre endroit où vous pourriez aller. Cet endroit est rempli de milliards et milliards de gens tous attachés en petits groupes, les uns au-dessus des autres, mille de large sur mille de profondeur sur mille de haut, une pile d’un milliard de personnes dans un tas, et mille piles de ce genre. Ceux au milieu ne voient rien du tout, mais ils entendent les autres, tout le monde hurle. C’est le seul bruit qu’on entend en enfer, ce grand hurlement qui ne cesse jamais, poussé par les milliards de gens enchaînés en train de brûler, mais jamais complètement carbonisés. Voilà comment c’est : on brûle dans les flammes, à jamais. »

Shiv s’agite sur son charpoï. L’enfer, c’est un des trucs bien des chrétiens. Sa bite se soulève dans son pantalon. Les supplices, les hurlements, la souffrance des corps entassés, la nudité, l’impuissance lui ont toujours fait de l’effet. Yogendra tamise les pûrîs égouttées dans un panier. Il a le regard mort, terne, un visage animal.

« Ça ne s’arrête jamais. Mille ans ne représentent même pas une seconde. Un Âge de Brahmâ n’est même pas un instant de l’enfer. Mille fois un Âge, et vous n’avez toujours pas approché de la fin. Vous n’avez même pas commencé. C’est là que vous allez. Des démons vous y emmèneront, vous y enchaîneront au sommet de la pile de gens, et votre chair commencera à brûler et vous essaierez de ne pas respirer le feu, mais vous y serez obligé, tôt ou tard, et après ça, plus rien ne changera jamais. La seule manière d’éviter l’Enfer est de placer sa confiance en Notre-Seigneur Jésus-Christ, de l’accepter comme votre Seigneur et Sauveur personnel. Il n’y a pas d’autre moyen. Imaginez ça : l’enfer. Pouvez-vous seulement commencer à vous représenter à quoi il ressemblera ?

— À ça ? » Yogendra est aussi rapide qu’un couteau dans une ruelle. Il attrape Lîlâ par le poignet. Elle crie, mais ne parvient pas se libérer. Il a le visage toujours aussi neutre et sauvage quand il pousse la main de la jeune fille vers le ghî bouillant.