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La bottine de Shiv le cueille à la tempe et l’étend dans la pièce, éparpillant les pûrîs. Lîlâ/Marthe fuit en hurlant dans l’autre pièce. La mère de Shiv se jette en arrière, loin du réchaud, de la graisse brûlante, de la perfide flamme de gaz.

« Sors-le d’ici, hors de chez moi !

— Oh, il s’en va », dit Shiv tout en traversant la pièce en deux enjambées. Il saisit à pleines mains Yogendra par son tee-shirt, l’entraîne dehors, dans la galî. Du sang coule d’une petite plaie au-dessus de son oreille, mais Yogendra affiche toujours ce sourire animal, transi. Shiv le jette de l’autre côté de la ruelle et le suit le pied levé. Yogendra ne réplique pas, n’essaye pas de se défendre, ne tente pas de s’enfuir ou de se recroqueviller, il encaisse les coups de pied avec un sourire va-te-faire-foutre aux lèvres. C’est comme frapper un chat. Les chats ne pardonnent jamais. L’enculé. Les chats, on les noie, dans le fleuve. Shiv continue les coups de pied jusqu’à disparition du bleu. Puis il s’assied le dos contre la cabane, s’allume une bidî. En allume une autre qu’il passe à Yogendra. Celui-ci la prend. Ils fument dans la galî. Du talon de sa bottine italienne, Shiv écrase le mégot sur le carton.

Râja de merde.

« Viens, on a une voiture à aller chercher. »

17

Lisa

Une main après l’autre, Lisa Durnau se hisse dans le tunnel jusqu’au cœur de l’astéroïde. Avec sa combinaison spatiale blanche et moulante dans ce puits un peu plus large que son corps, Lisa ne peut s’empêcher de se prendre pour un spermatozoïde de la NASA dans un yoni cosmique. Elle monte à la corde de nylon blanc derrière les semelles antidérapantes de plus en plus éloignées de Sam Rainey. Les pieds du directeur de projet s’immobilisent. Lisa s’écarte de la corde à hauteur d’un nœud et flotte, à mi-parcours d’un vagin rocheux, à quatre cent mille kilomètres de chez elle. Un bras manipulateur robotisé qui descend du cœur passe près d’elle, déployé et rampant sur ses petits doigts de manipulation. Lisa sursaute lorsqu’il effleure sa combinaison élastique. Dans son enfance, elle avait horreur des crabes royaux, ces choses chitineuses et grêles. Elle rêvait qu’elle en trouvait un sous ses draps, et qu’il agitait les pinces en direction de son visage.

« Pourquoi on s’arrête ?

— Il y a un creux de retournement. À partir de là, on commence à sentir les effets de la gravité. Et on n’a pas envie d’avancer la tête en bas.

— Cette imbécillité de Tabernacle a son propre champ de gravité ? »

Les pieds de Sam Rainey se replient, il disparaît dans la pénombre qui règne entre les tubelumes. Lisa voit une vague blancheur basculer et manœuvrer, puis le visage de l’homme regarde le sien par leurs visières respectives.

« Faites attention à ne pas vous retrouver avec les bras coincés là où ils ne pourront pas vous servir. »

Lisa Durnau se hale avec précaution dans la zone de retournement. La largeur de celle-ci suffit tout juste pour accueillir un corps en combinaison spatiale recroquevillé et, comme Sam l’en a avertie, pour vous coincer de manière inextricable. Elle grimace quand le rocher lui érafle les épaules.

Cela n’a été qu’entassement, encombrement et écrasement depuis que le sas l’a excrétée dans le Quartier Général des Fouilles de Darnley 285. La base de Darnley sentait le rance, comme l’ISS, mais distillé et vieilli un an en fût. On y trouvait une trinité instable de scientifiques de l’espace, d’archéologues et d’ouvriers foreurs du nord de l’Alaska. La plus grande surprise y fut ce que les équipes de forage découvrirent en introduisant leurs caméras-espions à l’intérieur du trou que leurs mèches venaient de percer dans la roche brute. Ce n’était pas un système de propulsion, un mythique moteur spatial. C’était tout autre chose.

En guise de combinaison, on avait équipé Lisa d’une peau de microtissu moulant moins épais qu’une molécule d’oxygène et assez flexible pour lui permettre d’évoluer dans les espaces réduits de Darnley, mais d’une résistance suffisante pour protéger un corps humain du vide. Encore étourdie par le transfert depuis la navette, Lisa s’était accrochée à une poignée du sas en sentant le tissu blanc comprimer sa peau toujours plus fort et en voyant les membres de l’équipage se mettre l’un après l’autre la tête en bas avant de plonger dans l’étroit trou qui permettait d’accéder à l’intérieur de l’astéroïde. Ce fut ensuite à elle de combattre la claustrophobie et de descendre dans le puits. Le temps pressait. Elle avait quarante-cinq minutes pour entrer, s’occuper de la chose nichée au cœur de Darnley 285, ressortir et revenir dans la navette commandée par Beth avant qu’elle reparte.

Dans l’œsophage de l’astéroïde, Lisa Durnau croise les bras sur la poitrine, replie les jambes et culbute proprement sur elle-même. Tandis qu’elle se hale vers le bas, elle sent une petite force l’aider en la tirant par les pieds. Il y a maintenant un net sentiment de haut et de bas, et son estomac commence à gargouiller en reprenant son orientation naturelle. Elle jette un coup d’œil entre ses chevilles. La tête de Sam Rainey remplit le puits, entourée d’un halo. Il y a de la lumière, au fond.

Quelques centaines de nœuds plus loin, Lisa peut, d’un coup de talon, glisser à la fois d’une centaine de mètres. Elle pousse un cri de joie. Elle trouve la micrograv plus grisante et plus libératrice que la chute libre, qui occasionne ballonnements et nausées.

« N’oubliez pas que vous devrez remonter », lance Sam.

Cinq minutes plus bas, la lumière est devenue un puissant éclat argenté. Le corps de Lisa lui indique une demi-gravité qui augmente à chaque mètre. Son esprit s’insurge contre le scandale de la pesanteur dans le vide absolu. Soudain, la tête de Sam disparaît. Elle s’accroche des doigts et des orteils à la paroi pour regarder le disque de lumière argentée entre ses pieds. Elle croit voir une toile d’araignée de câbles et de cordes.

« Sam ?

— Descendez jusqu’à une échelle de corde. Accrochez-vous-y bien, vous me verrez. »

Pieds les premiers, trop serrée dans sa combinaison-spermatozoïde, Lisa Durnau pénètre dans la cavité centrale de Darnley 285. Elle voit sous elle la toile de câbles et de cordages fixée au pourtour du plafond de la caverne. S’assurant aux haubans, Lisa rejoint Sam Rainey, allongé à plat ventre sur la toile.

« Ne regardez pas en bas, avertit Sam. Pas encore. Venez vous allonger à côté de moi. » Lisa Durnau s’installe à plat ventre sur les cordages et plonge le regard dans le cœur du Tabernacle.

L’objet est une sphère parfaite de gris argenté, grande comme une petite maison, qui flotte au centre de gravité exact de l’astéroïde, vingt mètres sous la visière de Lisa Durnau. Il émet une lumière régulière, terne, métallique. En s’habituant à cette lueur chromée, Lisa prend conscience de variations, de clair-obscur ondulant à la surface. L’effet est discret, mais une fois qu’elle l’a repéré, elle détecte des motifs de vagues qui se heurtent, fusionnent et diffusent de nouveaux motifs de diffractions, gris sur gris.

« Qu’est-ce qui se passe si je lâche quelque chose dedans ? demande Lisa Durnau.

— Tout le monde pose cette question, dit Sam Rainey dans son oreille.

— Et alors, il se passe quoi ?

— Essayez, vous verrez bien. »

Elle ne trouve pas d’autre objet dont elle puisse se passer sans danger qu’une de ses bandes velcro nominatives. Elle l’arrache de sa poitrine puis la lâche entre les mailles de la toile, en s’imaginant qu’elle va descendre en voletant. Elle tombe au contraire droit dans le vide absolu à l’intérieur de Darnley 285. La bande est une brève silhouette devant la lumière, puis disparaît au sein du frémissement gris comme une pièce dans de l’eau, générant des rides qui parcourent la surface pour se heurter, se fondre, générer de brefs vortex et spirales. Ça n’aurait pas dû tomber aussi vite, se dit Lisa. Elle remarque aussi autre chose : l’objet n’a pas traversé la surface. Il a été annihilé au moment de la franchir. Désassemblé.