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« La gravité s’accroît jusqu’en bas, observe-t-elle.

— À la surface, elle avoisine les cinquante g. C’est comme un trou noir. Sauf que…

— Il n’est pas noir. Donc… question évidente et stupide… qu’est-ce que c’est ? »

Par le système de communication, elle entend Sam inspirer entre ses dents.

« Eh bien, ça émet un champ électromagnétique dans le spectre visible, mais c’est la seule information que nous en obtenons. Tous nos appareils de télémesure cessent tout simplement de fonctionner quand on s’en sert dessus. À part cette lumière, à tous les égards, c’est un trou noir. Un trou noir lumineux. »

Sauf que ce n’en est pas un, comprend Lisa Durnau. Il fait subir à vos ondes radar et vos rayons X le même traitement qu’à mon nom : il les désassemble et les annihile. Mais pour en faire quoi ? Elle prend alors conscience d’une splendide petite nausée dans son ventre. Qui ne doit rien à la gravité, au ver de la claustrophobie ou à la peur intellectuelle de l’étrange et de l’inconnu. C’est la sensation qu’elle se souvient avoir eue dans les toilettes pour femmes de la gare de Paddington : la conception d’une idée. Les nausées matinales d’une pensée originale.

« Je peux le voir de plus près ? » demande-t-elle.

Sam Rainey roule sur le filet jusqu’aux techniciens regroupés autour de boîtes à instruments cabossées dans un nid instable de vieux fauteuils de vol et de sangles antichocs. Une silhouette aux épaules de femme et à la poitrine androgyne barrée du nom Daen passe un amplificateur de luminance au directeur. Sam le branche sur le casque de Lisa Durnau et lui montre comment manipuler les délicates petites commandes. Le cerveau de Lisa a du mal à s’adapter tandis qu’elle zoome plusieurs fois en avant et en arrière. Il n’y a rien sur lequel faire le point. Puis cela devient visible. La surface du Tabernacle crépite d’activité. Lisa se souvient des cours d’école primaire, quand on glissait sous la caméra vidéo une lamelle d’eau de mare et qu’on s’apercevait qu’elle regorgeait de micro-organismes. Elle augmente l’échelle jusqu’à ce que motif et action apparaissent dans le mouvement nerveux et brownien. L’argent est le gris papier journal des atomes de noir et de blanc qui se transforment constamment l’un en l’autre. La surface du Tabernacle est un bouillonnement de motifs à des échelles fractales, depuis de longs trains d’ondes jusqu’à des formations passagères qui se précipitent l’une sur l’autre et s’annihilent, ou fusionnent alors en formes plus larges, plus éphémères qui se désagrègent, comme les traces dans une chambre à bulles, en fragments exotiques et imprévisibles.

Lisa Durnau pousse le vernier jusqu’à ce que l’affichage graphique indique ×1 000. Le flou granuleux grossit en un éblouissant ensemble de blanc et de noir, qui change d’état à toute vitesse, ce qui génère plusieurs centaines de fois par seconde des motifs semblables à des flammes. Malgré l’exaspérant manque de netteté de la résolution, Lisa sait ce qu’elle trouverait à la partie inférieure de la chose si elle pouvait s’y rendre : un simple échiquier de cases ne cessant de passer de blanc au noir ou du noir au blanc.

« Automate cellulaire », murmure Lisa Durnau, suspendue au-dessus des tourbillons fractals de motifs, vagues et démons comme Michel-Ange dans la chapelle Sixtine, mais dans l’autre sens. La vie, comme le saurait Thomas Lull.

Lisa Durnau a vécu la plus grande partie de son existence dans le scintillant monde blanc et noir des automates cellulaires. Son papy Mac, débordant d’esprit de contradiction à cause de ses gènes écossais et irlandais, avait été le premier à l’éveiller aux complexités dissimulées dans une simple disposition de jetons sur un plateau de jeu d’Othello. Quelques règles élémentaires de conversion de couleur, basées sur le nombre de jetons noirs et blancs adjacents, et voilà que des baroques motifs en filigrane venaient à la vie puis se développaient sur le plateau.

Sur le réseau, elle découvrit des bestiaires entiers de formes noir sur blanc qui rampaient, nageaient, descendaient en piqué, grouillaient sur son écran plat en une sinistre imitation de créatures vivantes. Au rez-de-chaussée, dans son cabinet de travail aux murs garnis de volumes théologiques, le pasteur David G. Durnau élaborait des sermons prouvant que la Terre avait huit mille ans et que les eaux du Déluge avaient creusé le Grand Canyon.

En terminale, alors que ses copines l’abandonnaient pour les vêtements de luxe branchés et les skaterboyz, elle dissimula sa gaucherie sociale derrière de scintillantes parois d’automates cellulaires en trois dimensions. Son projet de fin d’année reliant les délicates formes contenues par son ordinateur aux coquilles de verre baroques des microscopiques diatomées avait abasourdi jusqu’à son professeur de maths, et lui avait permis de s’engager dans le cursus universitaire qu’elle voulait. D’accord, elle était une nerd. Mais elle courait vite.

En deuxième année de fac, elle courait dix kilomètres par jour et sondait sous la brillante surface de son monde virtuel noir et blanc pour atteindre la ligne de basse funk des règles. Des programmes simples donnant naissance à un comportement complexe, tel était le cœur de la conjecture Wolfram/Friedkin. Elle ne doutait pas que l’univers communiquait avec lui-même, mais elle avait besoin de savoir ce qui, dans la structure de l’espace-temps et de l’énergie, appelait le contrepoint. Elle voulait espionner le téléphone arabe de Dieu. Recherche qui, depuis l’échiquier de la Vie Artificielle, la propulsa dans de vastes royaumes que hantaient des dragons : la cosmologie, la topologie, la théorie M et son héritière, la théorie Étoile-M. Elle tint des univers mentaux dans chaque main, les réunit, les observa cracher des étincelles et brûler.

La vie. Le jeu.

« On a quelques théories », annonce Sam Rainey. Trente-six heures de sommeil médicamenteux plus tard, Lisa Durnau est de retour sur l’ISS. L’agente fédérale Daley, Sam et elle forment un joli trèfle courtois en apesanteur, reproduisant sans s’en rendre compte le symbole d’acier qui montre la direction du cœur de Darnley 285. « Souvenez-vous du badge que vous avez lâché.

— C’est un support d’enregistrement parfait, dit Lisa. Tout ce avec quoi il interagit physiquement est numérisé en information pure. » Son nom en fait maintenant partie. Elle n’est pas sûre de savoir ce qu’elle en pense. « Donc, il incorpore des trucs, mais a-t-il jamais fourni quelque chose ? Une transmission ou un signal quelconque ? »

Elle surprend une transmission ou un signal entre Sam et Daley. « Je vais vous répondre dans un instant, promet cette dernière, mais Sam va d’abord vous présenter la perspective historique. »

Sam prend la parole. « Archéologique, plutôt qu’historique. En fait, on en est même encore loin. C’est une perspective cosmologique. On a pratiqué des tests d’isotopes.

— J’ai des connaissances paléontologiques, les termes scientifiques ne m’effraient pas.

— Notre table des produits de désintégration de l’U238 indique un âge de sept milliards d’années. »

Fille d’un membre du clergé, Lisa Durnau n’aime pas invoquer en vain le nom du Seigneur, mais elle lâche un simple et respectueux « Nom de Dieu ». Les éons d’Alterre qui passent en une soirée lui ont donné le sens des grandes périodes de temps. Mais la désintégration d’isotopes radioactifs ouvre sur la plus grande période de temps de toutes, un abîme de passé et d’avenir. Darnley 285 est plus vieux que le Système solaire. Lisa Durnau a soudain pleinement conscience de n’être qu’un petit paquet de viande et de nerfs bringuebalé dans une boîte de conserve au milieu du rien.