« Et vous vouliez que je sache ça, demande prudemment Lisa Durnau, avant quoi ? »
Daley Suarez-Martin et Sam Rainey se regardent, et Lisa Durnau se rend compte qu’elle a affaire aux gens sur lesquels doit compter son pays pour son premier contact avec les extraterrestres. Ce ne sont ni des super-héros, ni des super-savants, ni des super-managers. Ni des super-quoi-que-ce-soit. Juste des scientifiques et des fonctionnaires ordinaires. Qui réfléchissent au problème et improvisent au fur et à mesure. La ressource ultime des humains : leur capacité d’improvisation.
« On filme la surface du Tabernacle à peu près depuis le premier jour, indique Sam Rainey. On a mis du temps à se rendre compte qu’il fallait filmer à quinze mille images par seconde pour isoler les motifs. On les fait analyser.
— Pour essayer de détecter les règles qui régissent l’automate.
— Je ne pense pas trahir de secrets en disant que ce pays n’a pas les capacités pour cela. »
Ce pays, pense Lisa Durnay, qui orbite au point stable L-5. Baisés par votre propre loi Hamilton. « Il vous faut des aeais de reconnaissance de formes de haut niveau, quelque chose comme 2,8 ou plus haut, non ?
— Il existe quelques spécialistes du décryptage et de la reconnaissance de formes, répond Daley Suarez-Martin. Par malheur, ils ne se trouvent pas à un endroit des plus politiquement stables.
— Vous n’avez donc pas besoin de moi pour essayer de découvrir votre pierre de Rosette. Mais alors pour quoi ?
— Il nous est arrivé à plusieurs occasions de recevoir une forme irréfutablement reconnaissable.
— À combien d’occasions ?
— Trois, sur trois images successives. Le 3 juillet de cette année. Voici la première. »
Daley envoie une grande photo brillante de 75 × 50 centimètres en direction de Lisa Durnay. Un visage féminin est gravé dans le gris sur gris. La résolution de l’automate cellulaire est assez élevée pour montrer son léger froncement de sourcils perplexe ainsi que sa bouche entrouverte, et même suggérer ses dents. Elle est jeune, jolie, de race indéterminée, et les points noirs et blancs toujours en mouvement, figés dans le temps, ont surpris une expression fatiguée.
« Vous savez qui c’est ? demande Lisa.
— Comme vous vous en doutez, découvrir son identité est une de nos principales priorités, répond Daley. Nous avons déjà interrogé les bases de données du FBI, de la CIA, du fisc, de la sécurité sociale et du service des passeports. Sans succès.
— Elle n’est pas forcément américaine », dit Lisa Durnau.
Daley semble sincèrement surprise. Elle lui envoie le cliché suivant dos vers le haut. Lisa Durnau retourne le papier et tend instinctivement la main pour s’agripper à quelque chose qui ne tombe pas. Mais tout tombe, dans cet endroit, tout tombe ensemble, tout le temps.
Il a changé de lunettes, taillé et raccourci sa barbe, il s’est laissé pousser les cheveux et a perdu pas mal de poids, mais les petites cellules grises ont capté son expression sardonique, gênée, genre virez-moi-cette-caméra. Thomas Lull.
« Oh Dieu du ciel, souffle-t-elle.
— Avant de dire quoi que ce soit, veuillez regarder cette dernière image. »
Daley Suarez-Martin expédie la dernière photographie, encadrée dans l’espace.
Elle-même. C’est son visage, dessiné en argenté mais assez net pour qu’on distingue la fossette sur sa joue, les rides d’expression autour des yeux, une coupe de cheveux plus courte, plus sportive, l’expression tendue, bouche bée qu’elle n’arrive pas bien à interpréter : Peur ? Colère ? Horreur ? Extase ? C’est impossible, incroyable, insensé, au-delà de la démence, et c’est elle. Lisa Leonie Durnau.
« Non, dit-elle lentement. Vous inventez, c’est les médicaments, n’est-ce pas ? Je suis encore dans la navette. C’est mon imagination, hein ? Allez, dites-le-moi.
— Lisa, je vous assure que vous ne souffrez d’aucun délire post-vol. Je ne vous montre ni des faux ni des trucages. Pour quoi faire ? Pourquoi vous amener jusqu’ici pour vous montrer des photos truquées ? »
Ce ton apaisant. Ce discours d’agente fédérale dotée d’un MBA. Doucement. Du calme. Nous maîtrisons la situation. Soyez raisonnable, face à la chose la plus déraisonnable de l’univers. S’accrochant d’une main à une sangle de la paroi matelassée de l’ISS, Lisa Durnau comprend que tout a été déraisonnable, une chaîne de maillons toujours plus grands et plus lourds, depuis le moment où les types en costume ont débarqué dans son bureau. Voire depuis celui où son visage est apparu sur ce bouillonnement de cellules, sans qu’elle le sache, sans sa permission, le Tabernacle l’a choisie. Tout a été prédestiné par cette chose dans le ciel.
« Je ne sais pas, crie Lisa Durnau. Je ne sais pas pourquoi… ce truc ne transmet rien puis affiche d’un coup mon visage. Je n’en sais rien, d’accord ? Je ne lui ai pas demandé, je ne voulais pas qu’il le fasse, ça n’a aucun rapport avec moi, vous comprenez ?
— Lisa. » À nouveau, ce ton apaisant.
C’est elle, mais comme elle ne s’est jamais vue. Elle ne s’est jamais coiffée de cette manière. Lull n’a jamais eu cet air-là. Plus vieux plus libre plus coupable. Mais pas plus sage. Et cette fille : elle ne l’a jamais rencontrée, mais elle le fera, elle le sait. C’est un cliché de son avenir pris sept milliards d’années auparavant.
« Lisa », dit une troisième fois Daley Suarez-Martin. La troisième fois est le moment de Pierre. Celui de la trahison. « Je vais vous dire ce que nous attendons de vous. »
Lisa Durnay inspire profondément.
« Je sais ce que vous voulez, dit-elle. Je trouverai Lull. Je ne peux rien faire d’autre, pas vrai ? »
La Terre tient fermement le petit aéronef dans son emprise. Cela fait trois minutes – Lisa a compté les secondes – que les réacteurs de stabilisation se sont éteints. L’aeai s’est décidée, tout dépend désormais de la vélocité et de la gravité. Dos tourné vers le bas, Lisa Durnau longe en hurlant les limites de l’atmosphère dans ce qui continue à ressembler à un presse-citron dopé aux stéroïdes, sauf qu’avec la température de la coque qui approche les trois mille degrés Celsius, c’est moins drôle que ça ne l’était en bas à Canaveral. Une différence d’une seule unité, dans un sens ou dans l’autre, et l’air se transforme en mur dense qui vous renvoie dans l’espace où personne ne pourra vous rattraper avant que votre clim cesse de fonctionner, à moins que vous ne vous transformiez en boule de feu et finissiez sous forme d’averse d’ions titane assaisonnée au carbone brûlé.
Dans sa résidence universitaire, l’adolescente Lisa Durnau s’était fait une des plus belles frayeurs de sa vie, seule dans le noir au milieu de la bruyante tuyauterie, en imaginant à quoi ressemblerait de mourir. La respiration qui s’arrête. La panique croissante tandis que le cœur cherche à pomper du sang. L’obscurité qui se referme de toute part. La prise de conscience de ce qui se passe, de l’impossibilité d’arrêter tout cela, puis, après cet indigne petit moment de conscience, le rien. Et que cela arriverait à Lisa Durnau. Pas d’échappatoire. Pas d’autre possibilité. Condamnation à mort, sans possibilité de grâce. Elle s’était éveillée, le ventre glacé, nauséeuse de certitude. Elle s’était précipitée sur l’interrupteur de sa lampe et efforcée d’avoir des pensées positives, joyeuses, de penser à des gens, à la course à pied, à ce qu’elle ferait pour cette dissertation trimestrielle et à l’endroit où elle pourrait aller déjeuner ce vendredi avec les autres filles du club, mais son imagination ne cessait de la ramener à cette peur horrible et délicieuse, comme un chat vers le vomi.