Rentrer dans l’atmosphère ressemble à cela. Elle s’efforce d’avoir des pensées positives, joyeuses, mais il ne lui vient qu’une sélection de vilenies et la pire est dehors, chauffant la coque jusqu’à des températures de four crématoire derrière cette paroi de mailles rembourrée. Cela brûle malgré les médicaments. Cela brûle malgré tout. Tu tombes du ciel, comme l’homme qui venait d’ailleurs. Le vaisseau a un soubresaut. Lisa laisse échapper un petit cri.
« Pas de problème, rien d’anormal, juste une asymétrie dans le bouclier de plasma », l’informe Sam Rainey, sanglé dans la deuxième couchette d’accélération. C’est un habitué, avec déjà une dizaine d’allers-retours à son actif, mais Lisa Durnau sent qu’il raconte des conneries. Elle a les doigts crispés sur les accoudoirs. Elle les plie pour se toucher le cœur en un petit geste de réconfort. Elle sent l’objet plat et carré dans la poche sur laquelle figure son nom.
Quand elle retrouvera Thomas Lull, elle devra lui montrer le contenu de sa poche de poitrine droite. C’est un bloc-mémoire contenant tout ce qu’on sait et conjecture sur le Tabernacle. Elle n’a rien d’autre à faire qu’à persuader Lull d’intégrer le projet de recherche. Thomas Lull était le plus éminent, le plus éclectique, le plus visionnaire et le plus influent des penseurs scientifiques de son époque. Gouvernements et animateurs de chat-shows tenaient compte de ses opinions. Si quelqu’un avait une idée, un rêve ou une vision de la nature de cette chose qui tournoyait dans son cocon rocheux, si quelqu’un avait un moyen de déchiffrer son message et sa signification, c’était Thomas Lull.
Le bloc est aussi un gourou. Avec comme pouvoir spécial la capacité de parcourir la mémoire de n’importe quel système de caméras publiques ou de surveillance, à la recherche de visages prédéterminés. C’est un équipement tellement particulier que s’il se trouve séparé plus d’une heure de l’odeur corporelle personnelle de Lisa Durnau, il se décomposera en une bouillie de circuits protéiniques. Prudence quand vous prenez une douche ou un bain, gardez-le contre vous au lit, voilà les instructions. Sa seule piste est une information plus ou moins recoupée selon laquelle on aurait vu Thomas Lull trois ans et demi auparavant au Kerala, dans le sud de l’Inde. La révélation du Tabernacle dépend d’une seule vieille histoire de routards, non corroborée. Les ambassades et consulats sont placés en alerte Apportez-Toute-Assistance. Une carte de crédit lui a été attribuée pour ses dépenses, sans plafond, mais Dualey Suarez-Martin, qui continuera à servir d’officier traitant à Lisa Durnau, en orbite ou sur Terre, aimerait des notes de frais détaillées.
Le petit appareil se cogne durement à l’atmosphère, un poing de gravité enfonce profondément Lisa Durnau dans le gel de sa couchette tandis que tout gigote, s’agite, crépite. Elle n’a jamais eu aussi peur, et il n’y a rien, absolument rien à quoi elle puisse s’accrocher. Elle tend la main. Sam Rainey la saisit de la sienne, gantée, énorme et caricaturale, seul et minuscule nœud de stabilité dans un univers qui tombe et trépide.
« Un jour ! crie Sam d’une voix tremblante. Un jour ! Quand on ! Aura ! Atterri ! Si on ! Sortait ! Dîner ! Quelque part ?
— Oui ! Pourquoi pas ! » gémit Lisa Durnau en fonçant vers le centre Kennedy, suivie d’une longue et magnifique traînée de plasma au-dessus des vertes prairies du Kansas.
18
Lull
Thomas Lull sait qu’il n’a pas l’âme américaine : il déteste les voitures, mais adore les trains, les trains indiens, grands comme une nation en mouvement. Il s’accommode qu’ils soient contradictoirement hiérarchiques et démocratiques, une communauté temporaire rassemblée pour un temps, essentielle tant qu’elle dure, disparaissant comme la rosée du matin une fois le terminus atteint. Tout voyage est pèlerinage, et l’Inde est une nation de pèlerins. Fleuves, Grande Route transcontinentale et trains sont sacrés dans chacune des nombreuses nations de l’Inde. Les gens circulent sur ce vaste losange de terre depuis des millénaires. Tout est flot, rencontre, bref voyage commun, puis dissolution.
La pensée occidentale se révolte à cette idée. La pensée occidentale est automobile. Liberté de mouvement. Indépendance personnelle. Choix et expression individuels et sexe sur la banquette arrière. La grande société de l’automobile. Dans la littérature et la musique, les trains, moteurs du destin, entraînent aveuglément, inexorablement les individus vers la mort. Ils entrent à Auschwitz par le grand portail et conduisent directement aux douches. L’Inde ne comprend pas les trains de la même manière. L’important n’est pas l’endroit où la locomotive invisible vous emmène, mais ce que vous voyez par la fenêtre, les paroles que vous échangez avec vos compagnons de voyage pour vous entendre avec eux. La mort est un vaste terminus bondé où on entend mal les annonces et où des correspondances vous permettent d’entamer d’autres voyages sur d’autres lignes. De changer de train.
Celui en provenance de Tiruvanantapuram traverse une large toile de voies pour entrer dans la grande gare. D’aérodynamiques shatabdis sinuent d’aiguillage en aiguillage pour gagner leur ligne à haute vitesse. De longs trains de banlieue passent en gémissant, festonnés de passagers agrippés aux portes, debout sur les marchepieds, entassés sur les toits, les bras sortant par les fenêtres à barreaux, prisonniers de l’ordinaire. Mumbaï. Elle a toujours épouvanté Thomas Lull. Vingt millions de personnes vivent sur cet ancien archipel de sept îles parfumées, et c’est l’heure de pointe du soir. Le centre de Mumbaï est le plus grand bâtiment du monde : centres commerciaux ou de loisirs, immeubles d’habitations et de bureaux ont tous fusionné en un démon à multiples bras et multiples têtes. Avec blottie en son cœur la gare Chhatrapati Shivajî, un bézoard à l’excès et l’arrogance victoriens, désormais recouvert d’un dôme accueillant zones et unités commerciales, tel un crapaud enseveli dans un nodule de calcaire. Chhatrapati Shivajî, ville dans la ville, ne connaît jamais le moindre instant de calme ou de silence. Certaines castes se vantent de n’exister nulle part ailleurs, des familles affirment vivre depuis des générations entre les quais, les voies et les jetées de briques rouges sans jamais avoir vu la lumière du jour. Cinq cents millions de pieds de pèlerins foulent chaque année le marbre du Râj, pèlerins dont s’occupent des armées de porteurs, vendeurs, filous, vendeurs d’assurances et lecteurs de janampatrî.
Lull et Aj descendent sur le quai au milieu des familles et des bagages. Le bruit est comme une agression. Les annonces d’horaires sont d’inaudibles mugissements adressés par salves au public. Les portiers convergent vers les visages blancs, vingt mains se tendent vers leurs bagages. Un homme très mince en veste rouge à haut col de Marâtha Rail soulève le sac d’Aj. Aussi rapide qu’un couteau, la main de la jeune fille jaillit pour l’arrêter. Elle penche la tête, regarde l’homme dans les yeux.
« Vous vous appelez Dhîrâj Tendulkar, et vous avez été condamné pour vol. »
L’ersatz de porteur recule, comme mordu par un serpent.
« On portera nous-mêmes nos bagages. » Thomas Lull prend Aj par le coude, la guide comme une jeune mariée dans la cohue de visages et d’odeurs. Elle regarde un visage, puis le suivant et encore le suivant dans ce torrent.