Выбрать главу

« Les noms. Tous ces noms, il y en a trop pour que j’arrive à les lire.

— Je n’ai toujours pas compris cette histoire de dieux », dit-il.

Les vestes rouges se sont rassemblées autour de l’escroc. Des voix haussent le ton, un cri perce.

Ils ont une heure à tuer avant le shatabdi pour le Bhârat. Thomas Lull trouve refuge dans le magasin d’une chaîne multinationale de cafés. Il paye des prix occidentaux pour un gobelet en carton avec un mélangeur en bois. Il sent sa poitrine se serrer, réaction somatique de l’asthmatique à cette implacable et oppressante ville sous la ville. Par le nez. Respirer par le nez. La bouche sert à parler.

« Ce café est très mauvais, vous ne trouvez pas ? » demande Aj.

Thomas Lull le boit, ne dit rien, regarde les trains arriver et repartir, le grouillement des gens en pèlerinage. Parmi eux, un homme en route pour le dernier endroit où devrait se rendre quelqu’un de son âge et de ses opinions : une vilaine petite guerre de l’eau. Mais c’est le mystère, l’attrait, c’est la folie et des actions téméraires quand on ne s’attend à rien ressentir d’autre que le bourdonnement du rayonnement fossile dans la moelle de ses os.

« Aj, remontrez-moi cette photo. Il faut que je vous dise quelque chose. »

Mais elle n’est plus là. Elle traverse la foule comme un fantôme. Les gens s’écartent sur son passage en la suivant du regard. Thomas Lull jette quelques billets sur la table et se précipite à sa poursuite en faisant signe à deux porteurs de se charger des bagages.

« Aj ! Notre train est par là ! »

Elle continue sans l’entendre. Elle est la Madone de la gare Chhatrapati Shivajî. Une famille s’est installée sur une darî, au pied d’un panneau d’affichage, pour boire du thé conservé dans des thermos : le père, la mère, la grand-mère, deux jeunes adolescentes. Aj s’avance dans leur direction, sans hâte, impossible à arrêter. Un par un, ils lèvent les yeux, sentant peser sur eux l’attention de la gare tout entière. Aj s’immobilise. Thomas Lull aussi. Les portiers qui trottaient derrière lui l’imitent. Thomas Lull sent, à un niveau quantique, chaque train, fourgon à bagages et locomotive de manœuvre s’arrêter, chaque passager, mécanicien et chef de train se figer, chaque signal, panneau et balise stopper entre deux états. Aj s’accroupit devant la famille effrayée.

« Il faut que je vous dise, vous allez à Ahmadâbâd, mais il ne vous attendra pas à la descente du train. Il a des ennuis. De gros ennuis, il a été arrêté. L’accusation est sérieuse : vol de moto. Il est détenu au poste de police du district de Surendranagar, numéro GBZ16652. Il lui faudra un avocat. Azâd & Fils est l’un des cabinets les plus réputés d’Ahmadâbâd en droit pénal. Il y a un train plus rapide que vous pouvez prendre dans cinq minutes quai 19. Il faudra changer à Surat. Si vous faites vite, vous pouvez l’attraper. Dépêchez-vous ! »

Lull la prend par le bras. Aj se retourne et Thomas Lull lit dans son regard des émotions qui lui paraissent effrayantes, mais il a rompu le charme. Terrifiée, la famille est agitée de divers mouvements : le père veut livrer combat, la mère prendre la fuite, la grand-mère lève les mains en une prière, les filles essayent de rassembler les affaires du thé. Une tache chaude et mouillée, du châï renversé, s’étale sur la darî.

« Elle a raison », leur lance Thomas Lull en emmenant Aj de force. Elle ne résiste plus, avance d’un pas lourd, comme les victimes de mauvais trips qui trébuchaient sur le sable lorsqu’il les éloignait des fêtes sur la plage. « Elle a toujours raison. Si elle vous dit de partir, partez. »

La gare Chhatrapati Shivajî cesse de retenir sa respiration et reprend son incessant hurlement à basse intensité.

« Bordel, à quoi vous jouiez ? » s’énerve Lull en pressant Aj vers le quai 5, où le Mumbaï-Vârânacî Râj shatabdi est en place, long cimeterre vert et argent luisant sous les projecteurs de la gare. « Qu’est-ce que vous leur avez dit ? Vous auriez pu déclencher n’importe quoi, vraiment n’importe quoi.

— Ils allaient voir leur fils, mais il a des ennuis », répond-elle d’une voix éteinte. Il se demande si elle ne va pas s’effondrer sur lui.

« Par ici, monsieur, par ici ! » Les porteurs les escortent à travers la foule. « Ce wagon, là ! » Thomas Lull leur donne de l’argent, trop, pour qu’ils emmènent Aj à son siège, dans le box pour deux, intime, éclairé par des lampes, qui leur est réservé. Thomas Lull se penche dans le cône de lumière et demande : « Comment vous saviez tout ça ? »

Elle fuit son regard, enfonce la tête dans le dossier rembourré. Elle a le visage cendreux. Thomas Lull a très peur qu’elle refasse une crise d’asthme.

« Je l’ai vu, les dieux…»

Il se jette en avant, prend entre ses mains le visage en forme de cœur de la jeune fille, le tourne vers lui pour le regarder en face.

« Ne me mentez pas, personne ne peut faire ça. »

Elle lui effleure les mains, il les sent se détacher de son visage.

« Je vous l’ai dit. Je vois ça comme un halo autour des gens. Des choses sur eux : qui ils sont, où ils vont, quel train ils prennent. Comme ces gens qui allaient voir leur fils, sauf qu’il ne serait pas à l’arrivée pour les accueillir. Tout ça, ils ne l’auraient pas su, ils auraient attendu encore, encore et encore à la gare, des trains seraient arrivés et repartis, mais toujours pas de fils, et peut-être le père se rendrait-il chez lui, mais tout ce qu’ils sauraient, c’était qu’il était parti travailler ce matin-là et qu’il avait dit qu’il les retrouverait tous à la gare, alors ils iraient à la police où ils découvriraient qu’on l’avait arrêté pour vol de moto, et il faudrait qu’ils payent une caution, et ils ne sauraient pas à qui s’adresser pour le faire sortir. »

Thomas Lull s’écroule dans son siège. Il est battu. Sa colère, son rationalisme abrupt de Yankee échouent face aux mots fragiles de la jeune fille.

« Ce fils, le prodigue, comment s’appelle-t-il ?

— Sanjaï. »

Les portières automatiques se ferment. Au bout du train, un sifflet perce le vacarme de la gare.

« Vous avez cette photo ? Je voudrais la revoir, celle que vous m’aviez montrée près du bras mort. »

Silencieusement, souplement, le train se met à avancer. Les wallahs de gare et les personnes venues accompagner les voyageurs restent à hauteur du train pour tenter une dernière vente ou lancer un dernier adieu. Aj ouvre son palmeur sur la table.

« Je ne vous ai pas dit la vérité, avoue Thomas Lull.

— Je vous ai posé la question. Vous avez répondu : “Juste d’autres touristes. Ils ont sans doute exactement la même photographie.” Ce n’était pas la vérité ? »

Le train express électrique oscille sur les aiguillages. Prenant de la vitesse à chaque mètre, il plonge dans un tunnel dans l’éclairage sinistre des éclairs dans la caténaire.

« Seulement une vérité. C’était bien des touristes… et j’en étais un aussi, mais je les connais. Je les connais depuis des années. On voyageait ensemble en Inde, pour vous dire à quel point on se connaissait. Ce sont Jean-Yves et Anjâlî Trudeau, théoriciens de la Vie Artificielle de l’université de Strasbourg. Lui est français, elle indienne. De bons scientifiques. La dernière fois que j’ai eu de leurs nouvelles, ils envisageaient de partir à l’université du Bhârat… bien plus près des sundarbans. Là où s’effectuait la recherche de pointe, d’après eux, sans être gênée par les lois Hamilton et les réglementations sur les aeais. Apparemment, ils l’ont fait, mais ce ne sont pas vos véritables parents.

— Pourquoi ça ?