— Pour deux raisons. D’abord, quel âge avez-vous ? Dix-huit ans ? Dix-neuf ? Ils n’avaient pas d’enfants quand je les connaissais il y a quatre ans. Mais ce n’est rien à côté de la seconde raison : Anjâlî est née sans utérus. Jean-Yves me l’a dit. Elle ne peut pas avoir d’enfant, même in vitro. Elle ne peut pas être votre mère biologique. »
Le shatabdi jaillit de la ville souterraine dans la lumière. Une large nappe dorée entre en oblique par la fenêtre pour se répandre sur la petite table. Le smog photochimique de Mumbaï l’a dotée de couchers de soleil dignes de Bollywood. La perpétuelle brume marron donne aux ziggourats des lotissements des airs éthérés de montagnes sacrées. Des grues à portique filent derrière la vitre, et en regardant leurs ombres stroboscopiques passer sur le visage d’Aj, Thomas Lull essaye de lire des émotions, des réactions sur le scintillant masque doré. Elle baisse la tête. Ferme les yeux. Thomas Lull l’entend prendre sa respiration. Aj relève la tête.
« Professeur Lull, j’éprouve un certain nombre de sensations fortes et désagréables. Permettez-moi de vous les décrire. Bien qu’à peu près au repos, je suis prise de vertige, comme si je tombais, pas au sens physique, mais en moi-même. Je ressens de la nausée et ce que je ne peux décrire que comme de la vacuité. Je ressens de l’irréalité, comme si ce présent ne se produisait pas pour moi, que je le rêvais dans mon lit d’hôtel à Tekkadi. Je ressens un choc, comme si on m’avait frappée sans me porter physiquement le moindre coup. J’imagine que la substance physique du monde est aussi fragile et délicate que du verre, que je peux à tout moment passer à travers et tomber dans le vide, et en même temps, mille idées différentes me traversent l’esprit. Professeur Lull, pouvez-vous expliquer ces sensations contradictoires ? »
Le véloce soleil d’Inde se couche, désormais, colorant le visage d’Aj en rouge comme celui d’un dévot de Kâlî. Rendu flou par sa vitesse, le train express traverse les vastes bastîs de Mumbaï. Thomas Lull répond : « C’est ce qu’on ressent quand sa vie devient mensonges. C’est la colère et la trahison, la confusion, la perte, la peur, la douleur, mais tout ça n’est que des noms. Nous n’avons pas d’autres langues pour les émotions que l’émotion elle-même.
— Je sens des larmes me monter aux yeux. C’est très surprenant. » La voix d’Aj se brise alors et Thomas Lull l’aide à gagner les toilettes pour laisser les émotions étrangères sortir d’elles-mêmes loin du regard des autres passagers. De retour à sa place, il appelle un steward à qui il commande une bouteille d’eau. Il en remplit un verre, ajoute un tranquillisant de qualité supérieure tiré de sa petite mais efficace pharmacie de voyage, et s’émerveille de la complexité simple des rides que la trépidation de l’acier génère à la surface du liquide. Au retour d’Aj, il pousse le verre tremblant sur la table dans sa direction avant qu’elle puisse poser d’autres questions. Les siennes lui suffisaient.
« Buvez tout. »
Le tranquillisant ne tarde pas à agir. Aj regarde Thomas Lull en clignant des yeux comme une chouette ivre, se met autant que possible en boule comme un chat dans son siège. Perd conscience. La main de Thomas Lull s’avance vers son tilak, s’arrête. Ce serait une transgression aussi monstrueuse que s’il glissait la main dans son ample pantalon gris noué à la taille. Et c’est une pensée qu’il n’avait pas exprimée jusqu’alors.
Étrange fille, pelotonnée sur son siège comme une gamine de dix ans dégingandée. Il lui avait dit des vérités capables de scarifier n’importe quel cœur, vérités qu’elle avait traitées comme des propositions philosophiques. Comme si elles lui paraissaient bizarres, nouvelles. Étrangères. Pourquoi lui avoir dit tout cela ? Pour briser ses illusions ou parce qu’il savait comment elle allait réagir ? Pour voir son expression au moment où elle s’efforçait de comprendre ce que vivait son corps ? Il connaît cette épouvantable confusion pour l’avoir vue sur les visages des gamins en train de danser au club sur la plage à l’instant où ils ressentaient les émotions préparées dans les matrices à processeurs protéiniques des cyberâbâds. Des émotions dont leurs corps n’avaient ni besoin ni équivalent, des émotions qu’ils ressentaient sans pouvoir les comprendre. Des émotions étrangères.
Il a beaucoup de travail. Alors que l’express plonge au-delà des réservoirs vides et en espaliers de la Narmadâ purificatrice pour se jeter dans la nuit, longeant villages, villes et forêts saccagées par la sécheresse, Thomas Lull commence à capillotracter. Une vieille expression sans prétention de Lisa Durnau pour du remue-méninges : se carrer dans son fauteuil pour laisser son esprit parcourir les plus lointaines frontières du possible. C’est le travail que préfère Thomas Lull et ce qu’un vieux païen comme lui connaît de plus proche de la spiritualité. C’est, pense-t-il, à cent pour cent de la spiritualité. Dieu est nos moi, nos moi véritables et préconscients. Les yogis l’avaient découvert des millénaires auparavant. L’élaboration de l’idée n’est jamais aussi excitante que la combustion créative, l’instant de perspicacité fulgurante où, tout à coup, on sait. Il dévisage Aj tandis que les idées jaillissent, se heurtent et se fracassent avant d’être à nouveau rassemblées par la gravité intellectuelle. Avec le temps, elles finiraient par se fondre en un nouveau monde, mais Thomas Lull a de quoi en deviner la nature à venir. Et cela l’effraie. Le train continue à creuser son sillon, sa proue aérodynamique arrachant une vague d’étrave à la nuit, dévorant deux cent quatre-vingts kilomètres d’Inde par heure. L’épuisement lutte contre l’excitation intellectuelle, qu’il finit par terrasser. Thomas Lull s’endort. Il ne s’éveille que lors d’un bref arrêt à Jabalpur, le temps pour les douanes awadhîes de procéder à un contrôle frontalier de routine. Deux hommes à casquette à visière jettent un coup d’œil à Thomas Lull. La tête posée sur le bras, Aj ne sort pas du sommeil. Un Blanc avec une femme de l’Ouest. Irréprochables. Thomas Lull se rendort, s’éveille une seule fois avec un frisson d’excitation, le grondement des roues sous lui réveillant un vieux plaisir d’enfance. Il sombre ensuite dans un long sommeil tranquille d’où l’arrache une secousse inopinée qui le projette avec violence sur la table.
Des valises dégringolent des porte-bagages au-dessus de leurs têtes. Des passagers tombent dans les couloirs. Des cris s’élèvent, des voix se mêlent en un bredouillement paniqué. Le shatabdi crisse violemment, crisse à nouveau, puis s’arrête en hurlant et en tremblant. Les voix atteignent un pic et se taisent. Le train ne bouge plus. Les haut-parleurs grésillent puis s’éteignent. Thomas Lull se met les mains autour des yeux pour regarder par la fenêtre. L’obscurité rurale est impénétrable, enveloppante, yonique. Il croit voir des phares d’automobiles au loin, des lumières dansantes qui ressemblent à des torches. Les questions surgissent, maintenant, tout le monde demande en même temps à tout le monde s’il va bien et ce qui s’est passé.
Aj marmonne quelque chose, remue. Les tranquillisants sont plus efficaces qu’il ne s’y attendait. Il perçoit maintenant une muraille de voix qui approche dans le train, ainsi qu’une puanteur de polycarbone en feu sortant de la climatisation. D’une main, il attrape le sac d’Aj, de l’autre, il met la jeune fille sur ses pieds, qui le regarde en clignant lourdement des yeux.
« Debout, la Belle au bois dormant. Nous faisons un débarquement imprévu. » Il la traîne, pas encore tout à fait réveillée, dans le couloir, s’empare de leurs bagages et pousse Aj vers les portes coulissantes à l’arrière. Dans son dos, la fenêtre panoramique noire explose en une pluie de verre. Le bloc de béton relié à une corde qui vient de passer à travers rebondit sur la table avant de s’écraser sur une femme assise de l’autre côté du couloir. Elle s’effondre, le sang jaillissant de son genou broyé. La foule des passagers en fuite trébuche sur elle et tombe. Elle est morte, comprend Thomas Lull avec un terrible frisson intérieur. Cette femme est morte, comme quiconque se retrouvera à terre dans cette panique.