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« Bouge-toi, putain ! » Plaquant les mains sur son dos, Thomas Lull bouscule Aj hébétée, la pousse dans le couloir. Il aperçoit des flammes par la fenêtre brisée, des flammes et des visages. « Avance, avance ! » Derrière eux règne une terrible confusion. De la fumée commence à arriver au ras du sol par les conduits d’aération et par-dessous la portière avant. Les voix s’élèvent en un chœur d’effroi.

« Par ici ! Par ici ! » rugit, debout sur une table près de la contre-porte, un steward sikh en livrée de la compagnie de chemin de fer. « Un à la fois, allons, on a le temps. Vous. Vous, maintenant. Vous. » Il se sert de son passe-partout pour transformer la porte coulissante en sas. Une famille à la fois.

« Mais qu’est-ce qui se passe, enfin ? demande Thomas Lull en prenant place en début de file.

— Des kârsevaks bhâratîs ont mis le feu au train, répond tranquillement le steward. Ne dites rien. Allez-y. »

Thomas Lull pousse Aj de l’autre côté du seuil, cligne des yeux dans l’obscurité extérieure.

« Putain de merde. » Un cercle de feu entoure le petit groupe de passagers ébahis et effrayés et leurs biens. Des décennies de travail avec les automates cellulaires ont rendu Thomas Lull apte à estimer un nombre au premier coup d’œil. Ils doivent être cinq cents, là-bas, à brandir des torches embrasées. Des étincelles jaillissent de la tête du train, et la fumée orange, lumineuse dans le demi-jour, indique à coup sûr un feu de plastique. « Changement de programme. On ne descend pas là.

— Qu’est-ce qu’il y a, qu’est-ce qui se passe ? » demande Aj alors que Thomas Lull ouvre de force les portes du wagon suivant, déjà à moitié vide.

« Le train est arrêté, par une manifestation du Shivajî.

— Le Shivajî ?

— Je croyais que vous saviez tout. Des fondamentalistes hindous. Plutôt en rogne contre l’Awadh, en ce moment.

— Vous êtes bien désinvolte », dit Aj, et Thomas Lull ne sait pas si c’est l’effet des tranquillisants qui s’estompe ou le début de son étrange sagesse. Mais la lueur dehors s’intensifie et il entend des objets s’écraser et se briser sur la carcasse du train.

« C’est parce que j’ai très très peur », réplique-t-il. Il pousse Aj par la première porte ouverte sur la nuit. Il ne veut pas qu’elle entende les hurlements et les bruits qu’il identifie comme des détonations d’armes légères. Les wagons sont désormais presque vides, ils se frayent un chemin dans l’un d’entre eux, dans deux, trois, puis la voiture chancelle, manquant renverser Thomas Lull et Aj, quand une grosse explosion secoue le train. « Oh mon Dieu », lâche Thomas Lull. Il devine que la génératrice a sauté. La foule des assaillants marque son approbation par un rugissement enthousiaste. Thomas Lull et Aj poursuivent leur chemin. Quatre wagons plus loin, ils tombent sur un contrôleur marâthî aux yeux écarquillés.

« Vous ne pouvez pas continuer, monsieur.

— Je continue, même s’il faut vous passer sur le corps.

— Monsieur, monsieur, vous ne comprenez pas : ils ont aussi mis le feu à l’autre extrémité. »

Thomas Lull fixe du regard le contrôleur dans sa tenue soignée. C’est Aj qui l’écarte. Ils atteignent le passage entre les wagons au moment où la fumée traverse de ses doigts le joint de la porte intérieure. Les lumières s’éteignent. Thomas Lull cligne des yeux dans le noir, puis la signalisation d’urgence au sol s’allume, projetant comme de gothiques et sinistres feux de la rampe sur les fentes et à-pics des visages. La portière extérieure ne bouge pas. Coincée. Foutue. Thomas Lull observe la fumée remplir le wagon derrière la porte intérieure. Il essaye de trouver une prise sur le joint en caoutchouc.

« Monsieur, monsieur, j’ai une clé. »

L’inspecteur tire de sa poche une lourde clé Allen métallique reliée à une chaîne, l’enfonce dans un écrou hexagonal et la tourne comme une manivelle. La portière intérieure, noire de suie, commence à se voiler et à se couvrir de cloques. « Encore quelques secondes, monsieur…»

La porte s’écarte suffisamment pour que six mains la forcent à s’ouvrir. Thomas Lull lance les bagages dans le noir, se jette à leur suite. Il touche gauchement terre, tombe, roule sur des pierres et des rails. Aj et le cheminot le suivent. Il se redresse, voit l’intérieur du wagon qu’ils viennent d’abandonner s’illuminer d’un jaune surprenant. Puis toutes les fenêtres explosent, projetant des fragments de verre à l’extérieur.

« Aj ! » hurle Thomas Lull dans le tumulte. Il n’a jamais entendu un tel bruit. Des voix qui hurlent, gémissent, plusieurs couches d’un enchevêtrement irrégulier de cris, de rugissements et de langues, brisé au point d’en devenir incompréhensible. Des moteurs emballés, un martèlement continu de projectiles. Les pleurs effrayés des enfants. Et derrière tout cela, le ronflement liquide, aspiratoire du train en feu, qui brûle petit à petit par les deux bouts comme un bâton de mauvais encens. L’enfer doit résonner de tels bruits. « Aj ! »

Partout, des corps se déplacent dans toutes les directions. La géographie de cette horreur apparaît désormais à Thomas Lull. Les gens fuient la tête du train, où les détonations actiniques se succèdent depuis l’explosion d’un commutateur électrique, et où une épaisse rangée d’hommes en blanc avance vers eux comme une armée du Râj. La plupart sont munis de lâthîs, certains de pioches, de houes, de machettes. Une armée de paysans. Il y a au moins une épée, levée bien au-dessus de l’horizon des têtes. Certains sont nus, blancs de cendre, nâgâ sâdhus. Prêtres guerriers. Tous portent un peu de rouge, la couleur de Shiva. Les flammes se reflètent sur les projectiles : bouteilles, pierres, morceaux arrachés à la superstructure du train pleuvent sur les passagers qui, chargés de paquets et de bagages, s’accroupissent et s’enfuient sans savoir de quel côté viendra la prochaine attaque. La fumée d’armes à feu monte dans l’atmosphère. Le sol est jonché de valises abandonnées et éventrées ; chemises, saris, brosses à dents se font piétiner et traîner dans la poussière. Un homme se cramponne à une tête balafrée. Assis au milieu de la ruée de pieds, un enfant regarde terrifié autour de lui, la bouche ouverte et muette d’une terreur au-delà des cris, les joues brillantes de larmes. Des pieds foulent un tas de tissus froissés. Celui-ci frémit sous le choc des chaussures empressées. Des os craquent. Thomas Lull sent maintenant un but et une direction à cette fuite : loin des hommes en blanc, vers un petit alignement de huttes visible maintenant les yeux adaptés à l’obscurité de la campagne bhâratîe. Un village. Sanctuaire. Sauf qu’une seconde vague de kârsevaks arrive en courant par l’arrière du train en feu, coupant la retraite. La débandade s’interrompt. Plus aucun endroit où fuir. Les gens s’écroulent, s’empilent les uns sur les autres. Le bruit redouble.

« Aj ! »

Et la voilà devant lui, comme sortant du sol. Elle débarrasse sa chevelure de quelques éclats de verre.

« Professeur Lull. »

Il lui prend la main et l’attire à nouveau en direction du train.

« On ne peut pas passer par là. On va essayer l’autre côté. »

Les deux ailes d’assaillants convergent en un demi-encerclement. Thomas Lull sait que tout ce qui se trouve à l’intérieur est fichu. Il n’y a qu’une petite brèche vers les champs sombres et desséchés. Les familles s’y précipitent, lâchant tout, en un sauve-qui-peut désespéré. Des cendres tourbillonnent et s’agitent dans les courants aériens qui montent du train incendié. Lull et Aj se trouvent désormais à portée de jet. Cailloux et bouteilles se mettent à résonner sur le wagon, s’y brisant en shrapnel de verre.