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Ce fut comme si quelqu’un lui avait allumé un feu d’artifice dans le cerveau. Il en fut illuminé, ébloui, confondu, il en eut un sifflement dans les oreilles et des gerbes d’étincelles devant les yeux. Quand il leva la tête, il vit qu’il était seul. Peyrol avait disparu. Scevola crut se rappeler avoir entendu quelqu’un prononcer les mots: «Bonne nuit» et la porte de la salle claquer. Et, en effet, la porte de la salle était maintenant fermée. Une lueur blafarde brillait à la fenêtre la plus proche de cette porte. Peyrol avait éteint trois des becs de la lampe et était maintenant étendu sur l’une des longues tables, avec cette faculté de s’accommoder d’une planche qu’un vieux loup de mer ne perd jamais. Il avait décidé de rester en bas simplement pour être plus accessible et il ne s’était pas allongé sur l’un des bancs le long du mur parce qu’ils étaient trop étroits. Il avait laissé l’une des mèches allumée pour que le lieutenant sût où le trouver, et il était assez fatigué pour penser qu’il pourrait dormir une heure ou deux avant que Réal ne revînt de Toulon. Il s’installa, un bras sous la tête, comme s’il était sur le pont d’un corsaire et il était loin de penser que Scevola regardait à travers les vitres; mais elles étaient si petites et si poussiéreuses que le patriote ne put rien distinguer. Ç’avait été de sa part un mouvement purement instinctif. Il n’eut même pas conscience d’avoir regardé à l’intérieur. Il s’éloigna, alla jusqu’au bout du mur de la maison, revint sur ses pas, marcha de nouveau jusqu’à l’autre bout: on eût dit qu’il avait peur de dépasser ce mur contre lequel il chancelait par moments. «Conspiration, conspiration!» se disait-il. Il était maintenant absolument certain que le lieutenant se cachait encore sur cette tartane et attendait seulement que tout fût tranquille pour se glisser jusqu’à sa chambre où Scevola avait la preuve formelle qu’Arlette était habituée à se sentir comme chez elle. Le dépouiller de ses droits à lui sur Arlette était évidemment une partie du complot.

«Ai-je été l’esclave de ces deux femmes, ai-je attendu toutes ces années pour voir cette créature corrompue s’enfuir ignominieusement avec un ci-devant, avec un conspirateur aristocrate?»

Sa vertueuse indignation lui donnait le vertige.

Les preuves étaient suffisantes pour qu’un tribunal révolutionnaire leur fît couper la tête à tous. Un tribunal! il n’y avait plus de tribunal! Plus de justice révolutionnaire! Plus de patriotes! Dans sa détresse, il heurta le mur de l’épaule avec tant de force que cela le fit rebondir. Ce monde-ci n’était pas fait pour des patriotes.

«Si je m’étais trahi dans la cuisine, ils m’y auraient assassiné.»

Il pensa qu’il en avait déjà trop dit. Trop. «De la prudence! De la précaution!» se répétait-il en gesticulant des deux bras. Tout à coup, il trébucha et il entendit tomber quelque chose à ses pieds avec un bruit métallique stupéfiant. «Ils essayent de me tuer maintenant», pensa-t-il, tremblant de frayeur. Il se résigna à la mort. Un profond silence régnait aux alentours. Il ne se produisit rien d’autre. Il se baissa craintivement pour regarder l’objet et reconnut par terre sa propre fourche. Il se rappela l’avoir laissée à midi appuyée contre le mur. C’était son pied qui l’avait fait tomber. Il se jeta sur elle avidement. «Voilà ce qu’il me faut! murmura-t-il fiévreusement. Je suppose qu’à cette heure-ci le lieutenant pensera que je suis allé me coucher.»

Il se colla bien droit contre le mur, tenant la fourche le long du corps comme un mousquet, l’arme au pied. La lune, dépassant la crête de la colline, inonda soudain de sa froide lumière la façade de la maison, mais il ne s’en rendit pas compte, il s’imaginait encore embusqué dans l’ombre, et il était là, immobile, les yeux fixés sur le sentier qui menait à la crique. Ses dents claquaient d’une sauvage impatience.

Il était si parfaitement visible dans sa rigidité de mort, que Michel, débouchant du ravin, s’arrêta tout net, le prenant pour une apparition surnaturelle. Scevola, de son côté, distingua l’ombre mouvante d’un homme – l’homme! – et il s’élança en avant sans réfléchir, en abaissant les dents de la fourche, comme il eût fait d’une baïonnette. Il ne poussa aucun cri. Il fonça droit devant lui, en grognant comme un chien, et plongea tête baissée avec son arme.

Michel, comme un être primitif qui ne s’embarrassait pas de quelque chose d’aussi incertain que l’intelligence, fit instantanément un bond de côté avec la précision d’un animal sauvage; mais il y avait tout de même assez de l’être humain en lui pour demeurer ensuite paralysé d’étonnement. L’élan de son assaut avait entraîné Scevola de plusieurs mètres dans la descente avant qu’il fût en mesure de faire volte-face et de prendre une attitude offensive. Les deux adversaires se reconnurent alors. Le terroriste s’écria: «Michel?» et Michel s’empressa de ramasser une grosse pierre.

«Holà, Scevola», cria-t-il, non pas à très haute voix, mais pourtant d’un ton fort menaçant. «Qu’est-ce qui vous prend?… N’approchez pas, ou je vous balance cette pierre sur la tête, et je m’y connais!»

Scevola laissa la fourche reposer à terre avec un bruit sourd. «Je ne te reconnaissais pas, dit-il.

– C’est un mensonge. Qui croyiez-vous donc que j’étais? L’autre peut-être! Je n’ai pas la tête bandée, il me semble?»

Scevola se mit à regrimper la pente. «Quoi? demanda-t-il. De quelle tête parles-tu?

– Je dis que si vous approchez je vous assomme avec cette pierre, répondit Michel. On ne peut pas se fier à vous quand la lune est pleine. Vous ne m’avez pas reconnu! Est-ce une raison pour se jeter sur les gens comme cela. Vous n’avez rien contre moi, n’est-ce pas?

– Non», répondit avec hésitation l’ex-terroriste tout en observant attentivement Michel qui gardait encore la pierre à la main.

«Il y a des années que les gens disent que vous êtes un peu cinglé», déclara Michel avec intrépidité, car l’autre était assez déconfit pour donner du cœur même à un lièvre craintif. «Si on ne peut plus maintenant monter faire un somme sous le hangar, sans s’exposer à être poursuivi à coups de fourche, eh bien!…

– J’allais seulement ranger cette fourche», s’écria Scevola avec volubilité. «Je l’avais laissée contre le mur et je l’ai aperçue tout à coup en passant; alors je me suis dit que j’allais la porter dans l’écurie avant d’aller me coucher. Voilà tout.»

Michel en resta un peu bouche bée. «Que penses-tu donc que je ferais d’une fourche à cette heure-ci de la nuit, sinon la ranger? reprit Scevola.

– Je me le demande!» marmotta Michel qui commençait à n’en plus croire ses sens.

«Tu t’en vas flâner comme un sot et tu t’imagines un tas de choses absurdes, espèce de grand imbécile. Tout ce que je voulais, c’était te demander si tout allait bien en bas, et toi, comme un idiot, tu te jettes de côté en bondissant comme un cabri et tu t’en vas ramasser une pierre. C’est à toi que la lune a dérangé la tête, pas à moi. Allez, jette-moi ça.»