Catherine ne savait réellement pas quel chemin le lieutenant avait pris. Elle comprit très bien que «il» voulait dire Réal.
«Il est parti il y a longtemps», dit-elle; et elle s’empara du bras de sa nièce et ajouta en faisant effort pour affermir sa voix: «Il va revenir, Arlette… car rien ne peut le tenir éloigné de toi.»
Arlette murmurait comme machinalement pour elle-même ce nom magique: «Peyrol, Peyrol!»
Puis elle cria: «Je veux Eugène tout de suite. Immédiatement.»
Le visage de Catherine prit une expression d’imperturbable patience. «Il est parti en service commandé», dit-elle. Sa nièce la regardait avec des yeux énormes, noirs comme du charbon, profonds et immobiles, tandis que d’un ton de folle intensité elle disait: «Peyrol et toi, vous avez comploté de me faire perdre la raison, mais je saurai comment faire pour obliger le vieux Peyrol à le rendre. Il est à moi!» Elle fit volte-face avec l’air égaré de quelqu’un qui cherche à échapper à un danger mortel, et elle se précipita dehors tête baissée.
Autour d’Escampobar, l’air était sombre mais calme, et le silence si profond qu’on pouvait entendre les premières pesantes gouttes de pluie frapper le sol. Sous l’ombre inquiétante de la nuée d’orage, Arlette demeura un instant hésitante: mais c’était vers Peyrol, l’homme mystérieux et fort, que se tournaient ses pensées. Elle était prête à se traîner à ses genoux, à le supplier, à le gronder. «Peyrol! Peyrol!» cria-t-elle à deux reprises, et elle tendit l’oreille comme si elle attendait une réponse: puis, de toutes ses forces, elle cria: «Je veux qu’on me le rende!»
Une fois seule dans la cuisine, Catherine alla s’asseoir avec dignité dans le fauteuil à dossier élevé, comme un sénateur qui, dans sa chaise curule attendrait le coup d’un destin barbare.
Arlette dégringola la pente. Le premier signe de sa venue fut un cri faible et aigu que seul, à vrai dire, le flibustier entendit et comprit. Il serra les lèvres d’une façon singulière qui témoignait qu’il appréciait à sa juste valeur cette complication imminente. Un moment après il la vit, juchée sur un rocher isolé et à demi voilée par la première averse perpendiculaire. Arlette qui, en découvrant la tartane et les hommes à son bord, poussa un long cri de triomphe et de désespoir mêlés: «Peyrol! Au secours! Pey… rol!»
Réal se mit d’un bond sur ses pieds, l’air extrêmement effrayé, mais Peyrol l’arrêta d’un bras tendu. «C’est moi qu’elle appelle», dit-il, en regardant la silhouette en équilibre sur le haut du rocher. «Joli saut! Sacré nom…! Joli saut!» et plus bas il murmura à part lui: «Elle va se casser les jambes ou le cou.»
«Je vous vois, Peyrol», cria Arlette, qui semblait traverser l’air en volant. «Ne vous y risquez pas!
– Oui, me voilà!» s’écria le flibustier en se frappant du poing la poitrine.
Le lieutenant Réal se couvrit la figure de ses deux mains. Michel regardait la scène bouche bée comme s’il eût assisté à une représentation dans un cirque; mais Scevola baissa les yeux. Arlette s’élança à bord d’un tel bond que Peyrol dut se précipiter pour la préserver d’une chute qui l’eût assommée. Avec une violence extrême, elle se débattit dans les bras de Peyrol. L’héritière d’Escampobar, ses cheveux noirs sur les épaules, semblait incarner une blême fureur. «Misérable! Ne vous y risquez pas!» Un roulement de tonnerre vint couvrir sa voix; mais lorsqu’il se fut éloigné, on entendit de nouveau Arlette; elle parlait d’un ton suppliant: «Peyrol, mon ami, mon cher vieil ami. Rendez-le-moi», et son corps ne cessait de se tordre entre les bras du vieux marin. «Vous m’aimiez, jadis, Peyrol», cria-t-elle sans cesser de se débattre, et soudain, de son poing fermé, elle frappa à deux reprises le flibustier au visage. Il reçut les deux coups comme si sa tête eût été faite de marbre, mais il sentit avec terreur le corps d’Arlette devenir immobile et rigide entre ses bras. Un grain vint envelopper le groupe réuni à bord de la tartane. Peyrol étendit doucement Arlette sur le pont. Elle avait les yeux fermés, les mains serrées; tout signe de vie avait disparu de ce visage blême. Peyrol se releva et regarda les hauts rochers qui ruisselaient. La pluie balayait la tartane avec un grondement furieux et cinglant, auquel se mêlait le bruit de l’eau dévalant violemment par les replis et les crevasses de ce rivage escarpé, qui, graduellement, échappait à sa vue comme si c’eût été le commencement d’un déluge universel et destructeur: la fin de tout.
Le lieutenant Réal, un genou en terre, contemplait le visage pâle d’Arlette. On entendit, distincte, quoique mêlée encore au faible grondement du tonnerre lointain, la voix de Peyrol qui disait:
«On ne peut pas la mettre à terre et la laisser couchée sous la pluie. Il faut la porter à la maison.» Les vêtements trempés d’Arlette lui collaient au corps, et le lieutenant, sa tête nue ruisselant de pluie, la contemplait comme s’il venait de la sauver de la noyade. Peyrol, impénétrable, baissa les yeux vers la jeune fille étendue sur le pont et l’homme agenouillé. «Elle s’est évanouie de rage contre son vieux Peyrol», reprit-il d’un ton un peu rêveur. «On voit décidément d’étranges choses. Écoutez, lieutenant, il vaut mieux que vous la preniez sous les bras et que vous descendiez à terre le premier. Je vais vous aider. Vous y êtes? Soulevez-la.»
Les deux hommes durent calculer leurs gestes et ne purent avancer que lentement sur la première partie, escarpée, de la pente. Après avoir fait ainsi plus des deux tiers du chemin, ils déposèrent leur fardeau inanimé sur une pierre plate. Réal continuait à soutenir les épaules, mais Peyrol posa doucement les pieds à terre.
«Là! dit-il. Vous pouvez la porter seul pour le reste du trajet et la remettre à la vieille Catherine. Mettez-vous bien d’aplomb, je vais la soulever et vous la mettre dans les bras. Vous pouvez très aisément parcourir cette distance. Là… Soulevez-la un peu plus de peur que ses pieds n’accrochent les pierres.» La chevelure d’Arlette pendait, masse inerte et pesante, bien au-dessous du bras du lieutenant. L’orage s’éloignait, laissant le ciel encore chargé de nuages. Et Peyrol avec un profond soupir se dit: «Je suis las!»
«Comme elle est légère! dit Réal.
– Parbleu, oui, elle est légère. Si elle était morte, vous la trouveriez assez lourde. Allons!, lieutenant. Non! je ne viens pas. À quoi bon? Je resterai ici. Je n’ai pas envie d’entendre les reproches de Catherine.»
Le lieutenant, absorbé par le visage qui reposait dans le creux de son bras, ne détourna pas un instant les yeux, pas même lorsque Peyrol, se penchant sur Arlette, embrassa son front blanc, tout près de la racine de ses cheveux noirs comme l’aile d’un corbeau.
«Que dois-je faire? murmura Réal.
– Ce que vous devez faire? Eh bien! remettez-la à la vieille Catherine. Et dites-lui que je reviens dans un instant. Ça la réconfortera. Autrefois je comptais pour quelque chose dans cette maison. Allez. Le temps presse.»
Après quoi, il se retourna et se mit à descendre lentement vers la tartane. Une brise s’était levée. Il la sentait sur son cou mouillé et accueillit avec satisfaction cette impression de fraîcheur qui le rappelait à lui-même, à sa vieille nature aventureuse qui n’avait connu ni mollesse, ni hésitation devant un quelconque risque de la vie.
L’averse s’éloignait au moment où il mit le pied à bord. Michel, trempé jusqu’aux os, conservait encore la même attitude et regardait vers le sentier. Le citoyen Scevola avait ramené ses genoux vers lui et s’était pris la tête dans les mains; que la pluie, le froid ou quelque autre raison en fût la cause, en tout cas ses dents claquaient: on pouvait en entendre le bruit continuel et agaçant. Peyrol enleva rapidement sa veste lourde d’eau, avec un air étrange, comme si elle ne pouvait plus être d’aucune utilité pour son enveloppe mortelle; il redressa ses larges épaules et, d’une voix grave et calme, donna l’ordre à Michel de larguer les amarres qui retenaient la tartane au rivage. Le fidèle séide en resta ébahi et il ne fallut pas moins d’un «Allez» prononcé par Peyrol d’un ton de commandement, pour le mettre en mouvement. Pendant ce temps, le flibustier, après avoir largué les amarrages de la barre, mettait, d’un air d’autorité, sa main sur la forte pièce de bois qui s’avançait horizontalement de la tête du gouvernail, à peu près à la hauteur de sa hanche. Les paroles et les mouvements de ses compagnons obligèrent le citoyen Scevola à maîtriser le tremblement désespéré de sa mâchoire. Il se démena un peu dans ses liens et articula de nouveau la question qu’il avait eue sur les lèvres depuis des heures: