Выбрать главу

Elle me tendit la main.

– Et, n’est-ce pas, vous ne direz plus jamais que vous voulez m’aider, ou nous aider? Maintenant que vous savez que vous me voleriez un miracle, est-ce que vous le feriez?

Je lui promis. Mais non sans une réserve dans mon for intérieur.

Puis la porte s’ouvrit et Hillel entra. Mirjam l’embrassa et il me salua. Cordialement, avec beaucoup d’amitié, mais de nouveau ce «vous» si froid. En outre une légère fatigue ou une incertitude semblait peser sur lui. Ou bien est-ce que je me trompais? Peut-être était-ce l’effet de la pénombre qui emplissait la pièce.

– Vous êtes certainement venu pour me demander conseil, commença-t-il quand Mirjam nous eut laissés seuls, au sujet de la dame…

Stupéfait, je voulus l’interrompre, mais il me prévint.

«L’étudiant Charousek m’a mis au courant. Je lui ai parlé dans la rue, il m’a d’ailleurs paru très changé. Il m’a tout raconté. Son cœur débordait. Et aussi que vous lui aviez donné de l’argent.

Il me fixait d’un regard pénétrant en insistant sur chaque mot de façon très étrange, mais je ne comprenais pas où il voulait en venir:

«Certes, quelques gouttes de bonheur sont ainsi tombées du ciel, et, dans son cas, elles n’ont sans doute pas causé de tort, mais – il réfléchit un moment – mais souvent, on ne fait que provoquer de nouvelles souffrances pour soi-même et pour les autres. Aider n’est pas si facile que vous croyez, mon cher ami! Sinon, ce serait très, très simple de délivrer le monde, vous ne pensez pas?

– Mais est-ce que vous, vous ne donnez pas aussi aux pauvres. Souvent tout ce que vous possédez, Hillel? lui demandai-je.

Il hocha la tête en souriant:

– Il me semble que vous êtes tout à coup devenu talmudiste. Vous répondez à une question par une autre question. Il est difficile alors de discuter.

Il s’arrêta, comme si je devais lui répondre, mais une fois encore je ne compris pas ce qu’il attendait.

«Au reste, pour revenir à notre sujet, reprit-il sur un autre ton, je ne crois pas que votre protégée – je veux dire la dame – soit menacée par un danger immédiat. Laissez les choses suivre leur cours. Certes, il est écrit: «L’homme sage bâtit pour l’avenir», mais à mon avis plus sage encore est celui qui attend, prêt à toute éventualité. Peut-être l’occasion d’une rencontre entre Aaron Wassertrum et moi surviendra-t-elle, mais l’initiative doit venir de lui, je ne bouge pas, c’est lui qui doit faire le premier pas. Vers vous, ou vers moi, peu importe, et à ce moment je lui parlerai. À lui de décider s’il veut suivre mon conseil ou pas. Je m’en lave les mains.

Je m’efforçai anxieusement de lire dans son visage. Jamais encore il n’avait parlé aussi froidement, avec une curieuse nuance de menace. Mais derrière ses yeux sombres, enfoncés, c’était l’abîme.

«Il y a comme une cloison de verre entre lui et nous.» Ces mots de Mirjam me revinrent à l’esprit.

Je ne pus que lui serrer la main sans un mot et m’en aller. Il m’accompagna jusqu’à la porte et quand je me retournai une fois encore en montant l’escalier, je vis qu’il était resté sur le seuil et me faisait un geste amical, mais comme quelqu’un qui voudrait bien dire encore quelque chose et ne le peut pas.

XII ANGOISSE

J’avais l’intention de prendre mon manteau, ma canne et d’aller dîner dans la petite auberge Zum alten Ungelt où tous les soirs Zwakh, Vrieslander et Prokop restaient jusque tard dans la nuit à se raconter des histoires insensées; mais à peine étais-je entré chez moi que le projet tomba, comme si des mains m’avaient arraché un linge ou quelque chose que je portais sur moi.

Il y avait dans l’air une tension dont je ne m’expliquais pas la cause, mais qui existait néanmoins, quasi tangible, et se communiqua si violemment à moi qu’au bout de quelques secondes je ne savais plus par où commencer tant j’étais agité: allumer la lumière, fermer la porte derrière moi, m’asseoir, ou faire les cent pas.

Quelqu’un s’était-il glissé chez moi pendant mon absence? Était-ce l’angoisse d’un homme devant une apparition inopinée qui s’emparait de moi? Wassertrum était-il caché là? Je plongeai la main derrière les rideaux, ouvris l’armoire, jetai un coup d’œil dans la pièce contiguë: personne.

La cassette elle-même était à sa place, intacte. Ne valait-il pas mieux brûler les lettres afin d’être débarrassé à jamais de ce souci? Je cherchai déjà la clé dans ma poche de gilet, mais fallait-il faire cela tout de suite? J’avais encore le temps jusqu’au lendemain matin.

D’abord donner de la lumière! Impossible de trouver les allumettes.

La porte était-elle verrouillée? Je reculai de quelques pas. M’arrêtai de nouveau. Pourquoi soudain cette angoisse?

Je voulus me reprocher ma lâcheté, mes pensées s’immobilisèrent. Au beau milieu de la phrase.

Une idée folle me vint brusquement à l’esprit: vite, vite, monter sur la table, empoigner un siège et assommer la «chose» qui rampait sur le sol, si… si elle s’approchait.

– Il n’y a personne ici, dis-je tout fort avec colère. Est-ce que tu as jamais eu peur dans ta vie?

Rien à faire. L’air que je respirais devint subtil et coupant comme l’éther.

Si seulement j’avais vu quelque chose, n’importe quoi: fût-ce ce que l’on pouvait concevoir de plus horrible, la peur m’aurait quitté instantanément. Mais rien.

Je fouillai du regard les moindres recoins. Rien. Partout les objets bien connus: les meubles, la lampe, la gravure, l’horloge, vieux amis inanimés et fidèles. J’espérais qu’ils se métamorphoseraient sous mes yeux, me donnant la possibilité d’attribuer l’angoisse qui m’étranglait à une illusion des sens.

Même pas cela. Ils restaient obstinément semblables à eux-mêmes. Bien plus figés qu’il n’eût été naturel dans la pénombre ambiante.

«Ils sont soumis à la même contrainte que toi. Ils n’osent pas risquer le moindre mouvement», me dis-je.

Pourquoi l’horloge ne fait-elle plus tic-tac? L’attente crispée avale tous les bruits.

Je secouai la table, tout étonné d’entendre ses craquements.

Si seulement le vent voulait siffler autour de la maison! Même pas cela! Ou le bois pétiller dans le poêle, le feu était éteint.

Et toujours, constamment, cette même attente dans l’air, ce guet effrayant, sans une pause, sans une lacune, comme l’écoulement de l’eau.

Cette tension inutile de tous mes sens prêts à bondir! Je désespérai de pouvoir la supporter. La pièce pleine d’yeux que je ne voyais pas, pleine de mains errantes que je ne pouvais attraper.

«C’est la terreur qui s’engendre elle-même, l’horreur paralysante du Non-Être insaisissable qui n’a pas de forme et ronge les frontières de notre pensée.»

Je me raidis et attendis.

J’attendis bien un quart d’heure: peut-être la «chose» se laisserait-elle tenter, elle ramperait vers moi, par derrière, et je pourrais alors l’attraper. Je me retournai d’un brusque élan: toujours rien.

Ce même «rien» dévoreur de limites, qui n’était pas et emplissait pourtant la pièce de sa vie épouvantable.