Son empressement était tel que sa voix détonna.
– Je veux la porter moi-même, la montre. Et quand je la montrerai à quelqu’un, je veux pouvoir dire: regardez, c’est le travail de monsieur Pernath, voilà ce qu’il sait faire.
L’individu me répugnait: il me crachait littéralement au visage ses odieuses flatteries.
– Revenez dans une heure, ce sera fait.
Wassertrum se tordit en convulsions.
– Pas question. Je ne voudrais jamais. Trois jours. Quatre jours. La semaine prochaine ça sera assez temps. Je me reprocherais toute ma vie de vous avoir pressé.
Que voulait-il donc pour être ainsi hors de lui? Je passai dans la pièce voisine et enfermai la montre dans ma cassette. La photographie d’Angélina se trouvait sur le dessus et je rabattis précipitamment le couvercle – au cas où Wassertrum m’aurait suivi des yeux. Quand je revins, je remarquai qu’il avait changé de couleur. Je le scrutai avec attention, mais écartai tout aussitôt mon soupçon: impossible! Il ne pouvait pas l’avoir vue.
Contrairement à ce qu’il faisait auparavant, il ouvrait désormais tout grands ses yeux de poisson en parlant et fixait obstinément le premier bouton de mon gilet.
Pause.
– Bien entendu, la donzelle vous a dit de la boucler le jour où on éventerait la mèche. Hein?
Sans le moindre préliminaire, il lança ces mots dans ma direction, comme des projectiles, et frappa la table du poing. Il y avait quelque chose d’effrayant dans la soudaineté avec laquelle il était passé d’un ton à l’autre, abandonnant la flatterie pour la brutalité avec la rapidité de l’éclair et je conclus que la plupart de ses interlocuteurs, les femmes surtout, devaient tomber à sa merci en un tournemain s’il avait la moindre arme contre eux. Ma première pensée fut de le prendre à la gorge et de le jeter dehors; puis je me demandai s’il ne serait pas plus adroit de le laisser vider son sac.
– Je ne comprends vraiment pas ce que vous voulez dire, monsieur Wassertrum. Je m’efforçai de prendre un air aussi niais que possible. La donzelle? Qu’est-ce que c’est que ça la donzelle?
– Faut peut-être que je vous apprenne à causer? rétorqua-t-il grossièrement. Vous serez obligé de lever la main devant le tribunal s’il s’agit de la drôlesse, c’est moi qui vous le dis. Vous me comprenez? Il se mit à crier. Là-bas vous ne pourrez pas me jurer en pleine figure qu’elle est sortie d’à côté – il montrait l’atelier du pouce – pour s’amener chez vous au triple galop avec un tapis sur elle et rien d’autre.
La rage me monta jusqu’aux yeux; j’empoignai le gredin par la poitrine et le secouai:
– Si vous dites encore un mot sur ce ton-là, je vous brise tous les os que vous avez dans le corps! Compris?
Gris comme la cendre, il s’effondra dans le fauteuil et balbutia:
– Quoi? Quoi? Qu’est-ce que vous voulez? On cause, c’est tout.
Je fis quelques pas dans la pièce pour me calmer. Sans écouter tout ce qu’il éructait pour s’excuser. Puis, je me postai devant lui, bien décidé à tirer l’affaire au clair une fois pour toutes, dans la mesure où elle concernait Angélina et, si l’explication ne pouvait être pacifique, à le contraindre d’ouvrir enfin les hostilités et de tirer prématurément ses quelques faibles flèches.
Sans prêter la moindre attention à ses interruptions, je l’avertis carrément que le chantage de quelque sorte qu’il fût – j’insistai sur le terme – était voué à l’échec, qu’il ne pouvait pas apporter la moindre preuve pour étayer ses accusations, qu’au reste je saurais certainement récuser n’importe quel témoignage (en admettant qu’il lui fût possible d’en obtenir un) et qu’Angélina m’était beaucoup trop chère pour que je ne la sauve pas à l’heure du besoin, cela à n’importe quel prix, fût-ce un parjure!
Chacun des muscles de son visage tressautait, son bec de lièvre s’ouvrait jusqu’au nez, il grinçait des dents et glougloutait continuellement comme un dindon pour essayer de m’interrompre:
– Est-ce que je lui veux quelque chose, moi, à la donzelle? Mais écoutez-moi donc!
L’impatience l’affolait car il voyait que je ne me laissais pas induire en erreur.
«C’est à Savioli que j’en ai, ce damné chien, ce, ce…
Le hurlement avait jailli malgré lui. L’air lui manquait, il haleta. Je me tus aussitôt: enfin, il était là où je voulais l’amener, mais il s’était déjà ressaisi et fixait de nouveau mon gilet.
– Écoutez-moi, Pernath.
Il se contraignit à prendre le ton froid et mesuré d’un commerçant.
«Vous parlez de la don… de la dame. Bon! Elle est mariée. Bon: elle s’est acoquinée avec ce… ce jeune pouilleux. Moi, qu’est-ce que ça peut me faire? Il agitait les mains devant mon visage, les bouts des doigts pressés comme s’il tenait une pincée de sel. Qu’elle s’en dépêtre la donzelle. Je connais la vie et vous aussi, vous connaissez la vie. On sait ce que c’est tous les deux. Hein? Tout ce que je veux, c’est rentrer dans mon argent. Vous comprenez, Pernath?
Très étonné, je dressai l’oreille:
– Quel argent? Le Dr Savioli est dans vos dettes?
Il esquiva:
– J’ai des comptes à régler avec lui. Ça se fera en une fois.
– Vous voulez l’assassiner! m’écriai-je.
Il se leva d’un bond. Gesticula. Gloussa.
– Oui, parfaitement! L’assassiner! Vous allez encore me jouer la comédie longtemps?
Je lui montrai la porte.
«Faites-moi le plaisir de déguerpir!
Lentement, il prit son chapeau, le mit et fit mine de partir. Puis il s’arrêta une fois encore, et me dit avec un calme dont je ne l’aurais pas cru capable:
– C’est bien. Je voulais vous tirer de là. Bon, si ça se peut pas, ça se peut pas. Les barbiers compatissants font les plus mauvaises blessures. Ma cour est pleine. Si vous aviez été malin: pourtant le Savioli vous gêne aussi! Maintenant, avec tous les trois – le geste d’étrangler quelqu’un exprima sa pensée – je vais faire des briquettes.
Ses expressions révélaient une cruauté si satanique et il avait l’air si sûr de son affaire que le sang se figea dans mes veines. Il devait avoir entre les mains une arme que je ne soupçonnais pas et que Charousek ignorait aussi. Je sentis le sol se dérober sous mes pieds.
«La lime! La lime!» Ce fut comme un chuchotis dans mon cerveau. Je mesurai la distance du regard: un pas jusqu’à la table, deux pas jusqu’à Wassertrum, je voulus bondir… et soudain Hillel apparut sur le seuil, comme jailli du sol. La pièce s’estompa devant mes yeux. Je voyais seulement, à travers un brouillard, qu’Hillel demeurait immobile, tandis que Wassertrum reculait pas à pas jusqu’au mur. Puis j’entendis Hillel dire:
– Vous connaissez cependant le dicton, Aaron: tout Juif est le gardien des autres? Ne nous rendez la tâche trop difficile.
Il ajouta quelques mots hébreux que je ne compris pas.
– Qu’est-ce que vous aviez besoin d’espionner à la porte? bredouilla le brocanteur, les lèvres tremblantes.
– Que j’aie écouté ou non, cela ne vous regarde pas.
Et de nouveau Hillel conclut avec une phrase en hébreu qui, cette fois, sonnait comme une menace.