Elle reprit le premier fil de sa pensée.
«Le don, c’est cela dont j’ai soif; ce que je peux conquérir m’est indifférent, sans plus de valeur que la poussière. Quand je me représente que le temps pourrait venir, comme je l’ai déjà dit, où il me faudrait vivre de nouveau sans ces miracles – je vis ses doigts se crisper et le remords me broya – je crois que je mourrais sur-le-champ, rien qu’à l’idée d’une telle possibilité.
– Est-ce la raison pour laquelle vous souhaitiez aussi que le miracle n’ait jamais eu lieu?
J’explorai prudemment.
– En partie seulement. Il y a encore autre chose. Je… je – elle réfléchit un instant – je n’étais pas encore mûre pour le miracle sous cette forme. C’est cela. Comment vous expliquer? Supposez, simplement pour avoir un exemple, que j’aie fait toutes les nuits depuis des années le même rêve, qui se continue et dans lequel quelqu’un, disons un habitant d’un autre monde, m’enseigne et ne me montre pas seulement d’après l’image de moi-même et ses continuelles modifications combien je suis loin de la maturité magique, loin de pouvoir vivre un miracle, mais aussi qu’il y a, pour les questions de raison, la même explication que je peux vérifier jour après jour. Vous allez me comprendre: un être comme celui-là tient lieu de tous les bonheurs que l’on peut concevoir sur terre; il est pour moi le pont qui me relie à l’Au-delà, l’échelle de Jacob que je peux gravir pour m’élever au-dessus du quotidien et parvenir à la lumière. Il est le maître et l’ami; tout espoir que j’ai de ne pas m’égarer dans la folie et les ténèbres sur les sombres chemins que parcourt mon âme, je le mets en «lui» qui ne m’a encore jamais trompée. Et voilà que brusquement, malgré tout ce qu’il m’a dit, un «miracle» entre dans ma vie! Qui croire maintenant? Ce qui emplissait mon être pendant toutes ces années, était-ce donc une illusion? Si je devais douter de lui, je tomberais la tête la première dans un gouffre sans fond. Et pourtant le miracle est arrivé! Je sangloterais de joie si…
– Si?
Je l’interrompis, le souffle coupé. Peut-être allait-elle prononcer elle-même la parole libératrice et je pourrais tout lui avouer.
– Si j’apprenais que je me suis trompée, que ce n’était pas un miracle, mais j’en mourrais, je le sais, comme je sais que je suis assise ici, aussi sûrement.
Mon cœur s’arrêta.
«Être arrachée du ciel et rejetée sur la terre, croyez-vous qu’une créature humaine puisse supporter cela?
– Demandez donc de l’aide à votre père, dis-je, égaré dans mon angoisse.
– Mon père? De l’aide?
Elle me regarda, sans comprendre.
«Où il n’y a que deux voies pour moi peut-il en trouver une troisième? Savez-vous ce qui serait le véritable salut pour moi? S’il m’arrivait à moi ce qui vous est arrivé à vous. Si je pouvais oublier en cette minute tout ce qu’il y a derrière moi, toute ma vie jusqu’à aujourd’hui. C’est curieux, n’est-ce pas? Ce que vous tenez pour un malheur, ce serait le plus grand des bonheurs pour moi!
Nous restâmes silencieux un long moment.
– Je ne veux pas que vous vous tourmentiez pour moi – elle me consolait, moi! – Avant, vous étiez si joyeux, si heureux du printemps dehors et maintenant vous êtes la tristesse même. Je n’aurais rien dû vous dire. Arrachez-vous à vos souvenirs et reprenez vos pensées comme avant! Je suis si joyeuse…
– Vous, joyeuse, Mirjam?
Mon interruption était pleine d’amertume.
Elle prit une mine convaincue:
– Oui, vraiment! Joyeuse! Quand je suis venue chez vous, j’étais si angoissée, je ne sais pas pourquoi, je ne pouvais me délivrer de l’impression que vous courriez un grave danger – je dressai l’oreille – et au lieu de me réjouir de vous trouver bien portant, voilà que je vous assombris avec des prédictions de malheur…
Je me contraignis à la gaieté:
– Et vous ne pourrez réparer cela qu’en venant vous promener avec moi.
Je m’efforçais de mettre autant d’entrain que possible dans ma voix.
«Je voudrais voir si je ne parviendrais pas à chasser vos sombres pensées, Mirjam. Vous direz ce que vous voudrez, vous n’êtes pas encore une magicienne de l’ancienne Égypte, mais seulement jusqu’à nouvel ordre une jeune fille à qui le vent du printemps peut jouer beaucoup de méchants tours.
Elle devint soudain très mutine.
– Voyons, qu’est-ce que vous avez aujourd’hui, monsieur Pernath? Je ne vous ai encore jamais vu ainsi? D’ailleurs, le «vent du printemps»: chez les jeunes filles juives, ce sont les parents qui le dirigent, c’est bien connu et nous n’avons qu’à obéir. Ce que nous faisons, bien entendu. Nous avons cela dans le sang. Mais pas moi, ajouta-t-elle avec force, ma mère a violemment résisté quand on a voulu lui faire épouser l’affreux Aaron Wassertrum.
– Quoi? Votre mère? Le brocanteur, là en bas?
Elle fit signe que oui.
– Dieu merci, cela ne s’est pas fait. Pour le pauvre homme, le coup a été écrasant, sans doute.
– Le pauvre homme? m’exclamai-je. Mais c’est un criminel!
Elle hocha pensivement la tête:
– Certainement, c’est un criminel. Mais celui qui vit dans un corps pareil et qui n’est pas criminel doit être prophète.
Je m’approchai, dévoré de curiosité.
– Vous savez quelque chose de plus précis sur lui? Cela m’intéresse. Pour des raisons très particulières…
– Si vous aviez vu l’intérieur de sa boutique, monsieur Pernath, vous sauriez aussitôt comment est l’intérieur de son âme. Je dis cela parce que j’y suis souvent entrée dans mon enfance. Pourquoi me regardez-vous d’un air si étonné? C’est donc tellement extraordinaire? Il a toujours été très gentil et très bon avec moi. Je me rappelle même qu’un jour il m’a donné une grosse pierre brillante qui m’avait fait envie, au milieu de toutes ses affaires. Ma mère m’a dit que c’était un diamant et j’ai dû le reporter immédiatement, bien entendu.
«D’abord, il ne voulait pas le reprendre, mais au bout d’un grand moment, il me l’a arraché des mains et il l’a jeté dans un coin avec rage. J’ai bien vu qu’il avait les larmes aux yeux et je savais déjà assez l’hébreu à l’époque pour comprendre qu’il marmonnait: Tout ce que je touche est maudit… C’est la dernière fois que je suis allée le voir. Jamais plus ensuite il ne m’a invitée à venir chez lui. Je sais pourquoi: si je n’avais pas essayé de le consoler, tout serait comme avant, mais parce qu’il me faisait une pitié infinie et que je le lui ai dit, il n’a plus voulu me voir, vous comprenez cela, monsieur Pernath? C’est si simple: c’est un possédé, un homme qui devient méfiant, irrémédiablement méfiant dès que quelqu’un lui touche le cœur. Il se tient pour bien plus laid encore qu’il l’est en réalité, si la chose est possible, la racine de toutes ses pensées, de toutes ses actions est là. On dit que sa femme l’aimait bien, peut-être était-ce plus de la pitié que de l’amour, mais enfin beaucoup de gens le croyaient. Le seul qui était profondément convaincu du contraire, c’était lui. Partout il décèle la tromperie et la haine.