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Une secrète timidité m’empêcha de frapper. J’étais dans un état d’esprit si différent aujourd’hui, il me semblait que je ne devais pas entrer le voir. Et déjà la main de la vie me poussait en avant, dans l’escalier.

La rue était blanche de neige.

Je crois que beaucoup de gens m’ont salué; je ne sais plus si je leur ai répondu. Sans cesse je tâtais ma poitrine pour savoir si la lettre était encore là. De sa place émanait une chaleur.

Je traversai les arcades en pierre de taille du Ring de la vieille ville, passai devant la fontaine de bronze dont les grilles baroques laissaient pendre des stalactites, franchis le pont de pierre avec ses statues de saints et celle de Jean Népomucène en pied. Au-dessous, le fleuve écumait de haine contre les piles.

Dans un demi-rêve, mon regard tomba sur le grès creusé de sainte Luitgard avec «les tourments des damnés»: la neige recouvrait d’un épais bourrelet les paupières des pénitents et les chaînes de leurs mains haut levées en imploration.

Les portes cochères me recueillaient, puis me laissaient, les palais passaient lentement à côté de moi, avec leurs fiers portails sculptés où des têtes de lion mordaient des anneaux de bronze.

Là aussi, partout de la neige et encore de la neige. Blanche comme la fourrure d’un gigantesque ours polaire.

De hautes fenêtres orgueilleuses, leurs moulures étincelantes de glace, regardaient les nuages avec détachement.

Je m’émerveillai que le ciel fût si plein d’oiseaux en vol.

Tandis que je gravissais les innombrables marches de granit du Hradschin, dont chacune est large quatre fois comme un homme est long, la ville s’enfonçait sous mes yeux, pas à pas, avec ses toits et ses pignons.

Bientôt le crépuscule glissa le long des maisons, puis j’arrivai à la place isolée au milieu de laquelle la cathédrale s’élance jusqu’au trône de l’ange. Des traces de pas aux bords encroûtés de glace conduisaient à la porte latérale.

D’une maison éloignée, un harmonium égrenait doucement des notes qui se perdaient dans le silence du soir. Telles des larmes de mélancolie tombant dans l’abandon.

J’entendis derrière moi le soupir du tambour lorsque la porte de l’église m’accueillit et je fus englouti par l’obscurité; figé dans la sérénité, l’autel doré scintillait de son haut à travers les lueurs vertes et bleues de la lumière mourante qui passait dans les vitraux et tombait sur les prie-Dieu. Des étincelles jaillissaient de lampes en verre rouge. Odeur flétrie de cire et d’encens.

Je m’adossai à un banc. Mon sang était étonnamment calme dans ce royaume de l’immobilité. Une vie sans pulsations emplissait l’espace: une attente secrète, patiente.

Les reliquaires en argent dormaient d’un sommeil éternel. Ah! venu de très, très loin, le bruit de sabots de chevaux effleura mon oreille, assourdi, presque imperceptible, voulut s’approcher, puis se tut.

Un claquement mat, comme une porte de voiture qui se ferme.

Le bruissement d’une robe de soie était venu jusqu’à moi et une main de dame, délicate et fine, avait frôlé mon bras.

– S’il vous plaît, allons là-bas, près du pilier; il me répugne de vous dire ici, au milieu des prie-Dieu, les choses dont je dois vous parler.

Tout autour de nous les figures solennelles se fondaient dans la clarté calme. Le jour s’était soudain emparé de moi.

«Je ne sais vraiment pas comment vous remercier, maître Pernath, d’avoir fait pour moi ce long chemin et par un si mauvais temps.

Je bredouillai quelques banalités.

«Mais je ne voyais pas d’autre endroit où je serais plus à l’abri des indiscrétions et des dangers qu’ici. Sûrement, dans la cathédrale, personne ne nous aura suivis.

Je sortis la lettre et la lui tendis.

Elle était complètement emmitouflée dans une fourrure précieuse, mais j’avais reconnu au son de sa voix, celle qui s’était réfugiée affolée dans ma chambre de la ruelle du Coq pour fuir Wassertrum. Je n’en fus pas étonné, car je n’attendais personne d’autre.

Mes yeux s’accrochaient à son visage qui paraissait plus pâle encore dans la pénombre du renfoncement qu’il devait l’être en réalité. Sa beauté me coupait presque le souffle et je demeurais là, comme fasciné. J’aurais voulu me jeter à ses pieds et les baiser, car c’était elle que je devais aider, elle qui m’avait choisi pour le faire.

– Oubliez, je vous en prie du fond du cœur, oubliez – au moins pendant que nous sommes ici – la situation dans laquelle vous m’avez vue l’autre jour, poursuivit-elle, oppressée. Je ne sais d’ailleurs pas du tout comment vous jugez ces choses-là…

– Je suis un vieil homme, mais pas une seule fois dans ma vie je n’ai eu l’outrecuidance de m’ériger en juge des actions de mes semblables.

Je ne pus rien trouver de plus à dire.

– Je vous remercie, maître Pernath, dit-elle simplement, avec chaleur. Et maintenant, écoutez-moi patiemment et vous verrez si vous pouvez m’aider dans mon désespoir, ou au moins me donner un conseil.

Je sentais qu’une terreur folle l’étreignait et j’entendis sa voix trembler.

«Le jour… dans l’atelier… ce jour-là, j’ai eu la certitude affreuse que cet ogre abominable m’avait épiée et suivie de propos délibéré. Depuis des mois déjà, je m’étais aperçue que partout où j’allais, que je sois seule ou avec… avec… le Dr Savioli, partout le visage patibulaire de ce brocanteur surgissait quelque part dans le voisinage. Le jour et la nuit, ses yeux louches me poursuivaient. Rien encore n’indique ce qu’il projette, aucun signe, mais l’angoisse qui m’étouffe, la nuit, n’en est que plus torturante; quand va-t-il me mettre la corde au cou?

«Au début, le Dr Savioli essayait de me rassurer, il me disait qu’un misérable brocanteur comme cet Aaron Wassertrum ne pouvait rien faire, il pouvait tout juste s’agir dans la pire des hypothèses d’un chantage dérisoire, ou de quelque chose de ce genre, mais chaque fois que le nom de cet individu était prononcé, ses lèvres devenaient toutes blanches. Je me suis doutée qu’il me cachait quelque chose pour ne pas m’inquiéter, quelque chose d’épouvantable qui pourrait nous coûter la vie à l’un ou à l’autre.

«Et puis j’ai appris ce qu’il me dissimulait si soigneusement: le brocanteur est venu bien des fois la nuit le voir chez lui. Je le sais, je le sens dans toutes les fibres de mon être: il se passe quelque chose qui nous enserre lentement, comme les anneaux d’un serpent. Qu’est-ce que cet égorgeur va donc chercher là-bas? Pourquoi le Dr Savioli ne peut-il se débarrasser de lui? Non, non, je ne veux pas voir cela plus longtemps, il faut que je fasse quelque chose. N’importe quoi, avant que j’en devienne folle.

Je voulais lui adresser quelques paroles de consolation, mais elle ne me laissa pas achever.

«Et puis, ces derniers jours, le cauchemar qui menace de me suffoquer a pris des formes de plus en plus nettes. Le Dr Savioli est brusquement tombé malade, je ne peux plus m’entendre avec lui, je ne peux plus le voir, alors que je m’attends d’une heure à l’autre à ce que mon amour pour lui soit découvert. Il délire et tout ce que j’ai pu savoir, c’est qu’il se croit poursuivi par un monstre dont les lèvres sont fendues par un bec-de-lièvre: Aaron Wassertrum!