– Tout concorde, grommela-t-il lorsque j’en eus fini. Je ne m’étais donc pas trompé. Cet individu veut étrangler Savioli, mais très évidemment, il n’a pas encore rassemblé assez de preuves. Sinon, pourquoi tournaillerait-il continuellement par ici? Comme je passais hier, disons «par hasard» dans la rue – expliqua-t-il en voyant mon air interrogateur – j’ai remarqué que Wassertrum, après avoir rôdé un moment devant la porte, allant et venant avec un air innocent, persuadé que personne ne l’observait, s’engouffrait prestement dans la maison. Je le suivis aussitôt, et fis mine de vouloir aller chez vous; je frappai à votre porte, le surprenant ainsi juste au moment où il essayait de faire tourner une clef dans la trappe de fer. Bien entendu, il s’arrêta immédiatement en me voyant et frappa aussi chez vous pour se donner une contenance. Apparemment vous étiez sorti, parce que personne n’a répondu.
«Je me suis ensuite renseigné prudemment dans la ville juive et j’ai appris que quelqu’un qui, d’après les descriptions, ne pouvait être que le Dr Savioli, possédait là un pied à terre clandestin. Comme il est cloué chez lui par la maladie, tout le reste me paraissait concorder parfaitement.
«Voyez, voilà ce que j’ai trouvé dans les tiroirs et qui va me permettre de damer le pion à Wassertrum une fois pour toutes, conclut Charousek en me montrant un paquet de lettres sur le bureau. C’est tout ce que j’ai pu dénicher. Il n’y a probablement rien de plus. Du moins j’ai fouillé tous les bahuts et les placards, autant qu’on peut le faire sans lumière.
Tandis qu’il parlait, mes yeux faisaient le tour de la pièce et s’arrêtaient involontairement sur une trappe dans le sol. Je me souvins alors obscurément que Zwakh m’avait parlé autrefois d’un passage secret qui permettait d’accéder à l’atelier par le dessous. C’était une plaque carrée avec un anneau pour la saisir.
– Où allons-nous mettre ces lettres en sûreté? poursuivit Charousek. Vous, maître Pernath, vous êtes bien le seul dans tout le ghetto, que Wassertrum juge inoffensif, alors que moi précisément, il a des raisons particulières… – je vis ses traits se crisper sous l’effet d’une haine folle tandis qu’il mordait littéralement les mots de cette dernière phrase – et vous il vous tient pour…
Charousek étouffa le mot «fou» dans un petit accès de toux provoqué en hâte. Mais j’avais bien deviné ce qu’il voulait dire. Je n’en fus d’ailleurs nullement blessé; le sentiment de pouvoir la secourir me rendait si heureux qu’il abolissait toute susceptibilité en moi. Nous convînmes finalement de cacher le paquet chez moi et passâmes dans ma chambre.
Charousek était parti depuis longtemps, mais je ne pouvais toujours pas me décider à me coucher. Une sorte d’agitation inquiète me harcelait sans répit. Il me semblait que j’avais encore quelque chose à faire, mais quoi? quoi?
Un plan pour l’action de l’étudiant dans les jours à venir? Ce ne pouvait être seulement cela. Charousek ne quittait pratiquement pas le brocanteur des yeux, aucun doute à ce sujet. Je frémis en songeant à la haine qui émanait de ses paroles. Qu’est-ce que Wassertrum avait bien pu lui faire?
L’agitation étrange ne cessait de croître en moi, me poussant presque au désespoir. Quelque chose d’invisible m’appelait de l’au-delà et je ne comprenais pas. Je me faisais l’effet d’un cheval qui a été dressé, qui sent la pression du mors et qui ne sait pas la figure qu’il doit exécuter, qui ne saisit pas la volonté de son maître.
Descendre chez Schemajah Hillel? Toutes les fibres de mon être s’y refusaient.
La vision du moine dans la cathédrale, apparaissant avec la tête de Charousek sur ses épaules, fut comme la réponse à une prière muette et me donna à partir de ce moment une directive assez nette pour que je pusse mépriser délibérément des impressions aussi brumeuses. Depuis longtemps des forces secrètes germaient en moi, la chose était sûre: je l’éprouvais avec une intensité trop grande pour tenter de le nier.
Ressentir les lettres et non pas seulement les lire des yeux dans les livres, former en moi un interprète qui traduise ce que l’instinct me chuchotait sans paroles, je comprenais que la clé était là, que c’était le moyen d’arriver à une entente claire et explicite avec mon être intérieur, mes propres profondeurs.
«Ils ont des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre.» Ce passage de la Bible me vint à l’esprit comme une explication.
– Clé, clé, clé.
Mes lèvres répétaient mécaniquement le mot tandis que mon esprit jonglait avec une idée étrange.
– Clé, clé…?
Mes yeux tombèrent sur le fil de fer recourbé que je tenais à la main et qui m’avait servi auparavant à ouvrir la porte du grenier. Aussitôt la curiosité brûlante de savoir où pouvait conduire la trappe carrée de l’atelier m’aiguillonna. Sans réfléchir davantage, je retournai dans l’atelier de Savioli et tirai sur l’anneau jusqu’à ce que je réussisse à soulever la plaque.
D’abord rien que le noir.
Puis je vis: un escalier raide et étroit, qui s’enfonçait dans l’épaisseur des ténèbres. Je le descendis.
Pendant un certain temps je tâtai les murs de la main, mais ils paraissaient sans fin: niches mouillées de moisissure et de boue, coins, recoins et tournants, passages perpendiculaires, vers la droite, vers la gauche, vestiges d’une vieille porte de bois, bifurcations, puis de nouveau des marches, des marches, des marches qui montaient, qui descendaient. Partout une odeur fade, suffocante, de lichen et de terre.
Et toujours pas un rayon de lumière! Si seulement j’avais pris la bougie de Hillel!
Enfin un chemin horizontal et uni. Du crissement sous mes pieds je déduisis que je marchais sur un sable sec.
Il ne pouvait s’agir que d’un de ces innombrables chemins qui serpentaient sans rime ni raison apparente sous le ghetto, jusqu’à la rivière. Je ne m’en étonnai pas: la moitié de la ville se trouvait construite depuis des temps immémoriaux sur de tels souterrains et les Pragois avaient toujours eu de bonnes raisons de fuir la lumière du jour.
L’absence totale de bruit m’indiquait que je devais encore me trouver dans la région du quartier juif, absolument mort la nuit, bien que j’eusse erré pendant une éternité.
Des rues ou des places plus animées au-dessus de moi se fussent trahies par quelque lointain roulement de voiture.
Pendant une seconde, la crainte d’avoir tourné en rond me serra la gorge. Si je tombais dans un trou et me blessais, ou me cassais une jambe, si je ne pouvais plus continuer mon chemin? Qu’adviendrait-il alors de ses lettres dans ma chambre? Elles tomberaient immanquablement entre les mains de Wassertrum.
Le souvenir de Schemajah Hillel lié pour moi à l’idée de soutien et de chef me tranquillisa inconsciemment.
Mais je ralentis mon allure par prudence en tâtant le terrain du pied, les bras au-dessus de la tête pour ne pas m’assommer au cas où la voûte s’abaisserait.
À intervalles de plus en plus courts, je levai la main pour vérifier la hauteur et finalement les pierres devinrent si basses que je dus me plier pour continuer à avancer. Soudain, ma main ne rencontra plus que le vide. Je m’arrêtai net et regardai en l’air.
Il me sembla, au bout d’un moment, distinguer une lueur de jour à peine perceptible. Y avait-il là quelque puits qui débouchait dans une cave? Me redressant, je tâtai des deux mains à la hauteur de ma tête: l’ouverture était exactement carrée et la paroi maçonnée.