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Je ne désespérais pas, d’ailleurs, de découvrir à la longue dans les meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice qui me permît de connaître l’emploi de son temps, durant le long silence des années précédentes — et peut-être ainsi de saisir les raisons de sa fuite ou tout au moins de retrouver sa trace… J’avais déjà vainement inspecté je ne sais combien de placards et d’armoires, ouvert, dans les cabinets de débarras, une quantité d’anciens cartons de toutes formes, qui se trouvaient tantôt remplis de liasses de vieilles lettres et de photographies jaunies de la famille de Galais, tantôt bondés de fleurs artificielles, de plumes, d’aigrettes et d’oiseaux démodés. Il s’échappait de ces boîtes je ne sais quelle odeur fanée, quel parfum éteint, qui, soudain, réveillaient en moi pour tout un jour les souvenirs, les regrets, et arrêtaient mes recherches…

Un jour de congé, enfin, j’avisai au grenier une vieille petite malle longue et basse, couverte de poils de porc à demi rongés, et que je reconnus pour être la malle d’écolier d’Augustin. Je me reprochai de n’avoir point commencé par là mes recherches. J’en fis sauter facilement la serrure rouillée. La malle était pleine jusqu’au bord des cahiers et des livres de Sainte-Agathe. Arithmétiques, littératures, cahiers de problèmes, que sais-je?… Avec attendrissement plutôt que par curiosité, je me mis à fouiller dans tout cela, relisant les dictées que je savais encore par cœur, tant de fois nous les avions recopiées! «L’Aqueduc» de Rousseau, «Une aventure en Calabre» de P.-L. Courier, «Lettre de George Sand à son fils»…

Il y avait aussi un «Cahier de Devoirs Mensuels». J’en fus surpris, car ces cahiers restaient au Cours et les élèves ne les emportaient jamais au dehors. C’était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de l’élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en ronde magnifique. Je l’ouvris. À la date des devoirs, avril 189… je reconnus que Meaulnes l’avait commencé peu de jours avant de quitter Sainte-Agathe. Les premières pages étaient tenues avec le soin religieux qui était de règle lorsqu’on travaillait sur ce cahier de compositions. Mais il n’y avait pas plus de trois pages écrites, le reste était blanc et voilà pourquoi Meaulnes l’avait emporté.

Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence, je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inachevé. Et c’est ainsi que je découvris de l’écriture sur d’autres feuillets. Après quatre pages laissées en blanc on avait recommencé à écrire.

C’était encore l’écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à peine lisible; de petits paragraphes de largeurs inégales, séparés par des lignes blanches. Parfois ce n’était qu’une phrase inachevée. Quelquefois une date. Dès la première ligne, je jugeai qu’il pouvait y avoir là des renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris, des indices sur la piste que je cherchais, et je descendis dans la salle à manger pour parcourir à loisir, à la lumière du jour, l’étrange document. Il faisait un jour d’hiver clair et agité. Tantôt le soleil vif dessinait les croix des carreaux sur les rideaux blancs de la fenêtre, tantôt un vent brusque jetait aux vitres une averse glacée. Et c’est devant cette fenêtre, auprès du feu, que je lus ces lignes qui m’expliquèrent tant de choses et dont voici la copie très exacte…

XIV.

Le Secret

«Je suis passé une fois encore sous la fenêtre. La vitre est toujours poussiéreuse et blanchie par le double rideau qui est derrière. Yvonne de Galais l’ouvrirait-elle que je n’aurais rien à lui dire puisqu’elle est mariée… Que faire, maintenant? Comment vivre?…

Samedi 13 février. — J’ai rencontré, sur le quai, cette jeune fille qui m’avait renseigné au mois de juin, qui attendait comme moi devant la maison fermée… Je lui ai parlé. Tandis qu’elle marchait, je regardais de côté les légers défauts de son visage: une petite ride au coin des lèvres, un peu d’affaissement aux joues, et de la poudre accumulée aux ailes du nez. Elle s’est retournée tout d’un coup et me regardant bien en face, peut-être parce qu’elle est plus belle de face que de profil, elle m’a dit d’une voix brève:

— Vous m’amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait la cour, autrefois, à Bourges. Il était même mon fiancé…

Cependant à la nuit pleine, sur le trottoir désert et mouillé qui reflète la lueur d’un bec de gaz, elle s’est approchée de moi tout d’un coup, pour me demander de l’emmener ce soir au théâtre avec sa sœur. Je remarque pour la première fois qu’elle est habillée de deuil, avec un chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin, pareil à une canne. Et comme je suis tout près d’elle, quand je fais un geste mes ongles griffent le crêpe de son corsage… Je fais des difficultés pour accorder ce qu’elle demande. Fâchée, elle veut partir tout de suite. Et c’est moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors un ouvrier qui passe dans l’obscurité plaisante à mi-voix:

— N’y va pas, ma petite, il te ferait mal!

Et nous sommes restés, tous les deux, interdits.

Au théâtre. — Les deux jeunes filles, mon amie qui s’appelle Valentine Blondeau et sa sœur, sont arrivées avec de pauvres écharpes.

Valentine est placée devant moi. À chaque instant elle se retourne, inquiète, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens près d’elle, presque heureux; je lui réponds chaque fois par un sourire.

Tout autour de nous, il y avait des femmes trop décolletées. Et nous plaisantions. Elle souriait d’abord, puis elle dit: «Il ne faut pas que je rie. Moi aussi je suis trop décolletée». Et elle s’est enveloppée dans son écharpe. En effet sous le carré de dentelle noire, on voyait que, dans sa hâte à changer de toilette, elle avait refoulé le haut de sa simple chemise montante.

Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de puéril; il y a dans son regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m’attire. Près d’elle, le seul être au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du Domaine, je ne cesse de penser à mon étrange aventure de jadis… J’ai voulu l’interroger de nouveau sur le petit hôtel du boulevard. Mais à son tour, elle m’a posé des questions si gênantes que je n’ai su rien répondre. Je sens que désormais nous serons, tous les deux, muets sur ce sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. À quoi bon? Et pourquoi?… Suis-je condamné maintenant à suivre à la trace tout être qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon aventure manquée?…

À minuit, seul, dans la rue déserte, je me demande ce que me veut cette nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long des maisons pareilles à des boîtes en carton alignées, dans lesquelles tout un peuple dort. Et je me souviens tout à coup d’une décision que j’avais prise l’autre mois: j’avais résolu d’aller là-bas en pleine nuit, vers une heure du matin, de contourner l’hôtel, d’ouvrir la porte du jardin, d’entrer comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permît de retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir… Mais je suis fatigué. J’ai faim. Moi aussi je me suis hâté de changer de costume, avant le théâtre, et je n’ai pas dîné… Agité, inquiet pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me coucher, en proie à un vague remords. Pourquoi?