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Il avait parfois l’impression qu’il était plus agacé par la mesquine connerie générale que par l’absolue perversité qui se nichait dans les authentiques coins sombres. Si on regardait où on mettait les pieds, on pouvait rester à l’abri du mal la plupart du temps – et même tout le temps –, mais on avait beau s’escrimer à garder ses propres valeurs en point de mire, la connerie vous rattrapait sournoisement au tournant et il ne servait à rien de se bagarrer avec : elle s’infiltrait dans votre âme sans que vous en ayez seulement conscience. Il espérait que son séjour à Los Angeles n’était pas en train de lui faire ça.

Il y avait eu des Carmichael installés en Californie du Sud depuis l’époque du général Frémont, mais jamais à Los Angeles même – pas un seul. Il était le premier de sa tribu à avoir on ne sait trop comment atterri là. La famille venait de la Vallée, et quand les Carmichael parlaient de « la Vallée », ils voulaient dire la vallée de San Joaquin, la grandiose plaine cultivée qui commençait après Bakersfield et s’étendait loin vers le nord, et non pas ce que les Angelenos entendaient par là : le triste chapelet congestionné de banlieues hideuses qui s’étirait juste derrière les collines après Beverly Hills et Santa Monica. Quant à Los Angeles, ils l’ignoraient : c’était l’escarbille dans l’œil, l’indicible souillure au front du paysage californien.

Mais L.A. était la ville de Cindy, Cindy adorait L.A., et Mike Carmichael adorait Cindy. Il aimait tout d’elle : le contraste entre sa délicatesse de fée Clochette toute menue et la brusquerie de son mari, ce colosse au nez disgracieux ; sa chaleur, son intensité, sa gaieté enjouée, sa bizarre espièglerie ; ses yeux sombres pleins de vie, sa frange de boucles lustrées, noires comme jais, et même les étranges et délirantes philosophies qui lui oxygénaient l’esprit. Elle était tout ce qu’il n’avait jamais été, ni jamais voulu être, et il était tombé amoureux d’elle comme jamais il n’était tombé amoureux ; c’était pour Cindy qu’il était devenu l’Angeleno de la famille malgré tout le dégoût que lui inspirait L.A. : parce qu’elle ne pouvait ni ne voulait vivre ailleurs.

Mike Carmichael vivait donc là depuis sept ans, dans une petite maison en bois en haut de Laurel Canyon, au milieu de ses luxuriantes futaies, et sept mois d’octobre successifs, il s’était consciencieusement déplacé pour balancer des ignifugeants chimiques sur les feux de broussailles annuels et épargner aux stupides indigènes les ravages de leur propre négligence. Presque tous les Carmichael avaient été élevés dans la conviction qu’il fallait assumer ses responsabilités sans broncher, sans poser de questions. Même Mike, qui était dans la famille celui qui se rapprochait le plus du rebelle, le comprenait.

Il y avait des incendies. C’était un fait incontournable. On avait besoin de pilotes qualifiés pour aller là-haut les bombarder d’ignifugeants et les éteindre. Mike Carmichael était un pilote qualifié, on avait besoin de lui, et il allait au feu. C’était aussi simple que ça.

Le téléphone sonna sept fois à son domicile avant que Carmichael ne raccroche. Cindy n’avait jamais aimé les répondeurs, les renvois d’appel ou les mini-récepteurs alphanumériques. À l’entendre, les trucs de ce style étaient mécaniques, déshumanisants. Ce qui faisait de leur couple les dernières personnes du monde -ou presque – à se priver de ces gadgets. Quelle importance ? se disait Carmichael. Cindy voulait qu’il en soit ainsi et pas autrement.

Il essaya ensuite le numéro du petit atelier, juste derrière Colfax, où elle fabriquait ses bijoux, mais elle ne répondit pas davantage à cette adresse. Elle devait être en route pour la galerie, qui était au diable à Santa Monica, mais elle n’était probablement pas encore arrivée – avec tous ces incendies, les autoroutes devaient être encore pires qu’en temps normal – et il n’y avait donc pas de raison de tenter de la joindre là-bas.

Il n’appréciait guère de ne pas pouvoir lui dire un simple bonjour après une absence de presque une semaine, et sans véritable espoir d’y parvenir pendant huit ou dix heures encore. Mais il n’y pouvait rien.

Burbank l’autorisa à décoller en vertu des procédures d’urgence pour la lutte contre l’incendie. Dès qu’il fut à nouveau en l’air, il aperçut le feu, pas très loin, en direction du nord-ouest. La fumée, plus dense à présent, formait une colonne d’un noir huileux qui tranchait sur la pâleur du ciel. Et lorsqu’il descendit de son avion quelques minutes plus tard à l’aéroport de Van Nuys, il fut immédiatement giflé par une explosion de chaleur inimaginable. À Burbank, il faisait dans les vingt-huit degrés, déjà sacrement chaud pour neuf heures du matin, mais ici, on dépassait les trente-sept cinq. L’air lui-même transpirait. Carmichael voyait presque la chaleur se figer comme des gouttelettes de graisse. Il lui semblait entendre le ronflement des flammes au loin, les craquements et les crépitements du sous-bois qui brûlait, l’intempestif sifflement de l’herbe sèche qui prenait feu. Exactement comme si l’incendie n’était qu’à trois kilomètres. Ce qui était peut-être le cas, songea-t-il.

L’aéroport ressemblait au Q.G. d’une zone de combats. Des avions atterrissaient et décollaient dans un carrousel frénétique. Et des avions déments, en plus. L’incendie était apparemment si sérieux que la flotte habituelle d’avions-citernes conventionnels avait été complétée par des antiquités de toutes sortes, des taxis vieux de quarante, cinquante ans et même plus, des Forteresses volantes B-17 et des DC-3 reconvertis, un Douglas Invader et même, au grand étonnement de Carmichael, un Ford Trimotor des années trente qu’on était peut-être allé chercher dans la collection de quelque studio de cinéma. Certains étaient équipés de réservoirs contenant des produits chimiques ignifugeants, d’autres étaient des bombardiers d’eau écopeurs, d’autres encore des appareils de reconnaissance, le nez coiffé d’un cône étincelant de détecteurs infrarouges et électroniques. Des hommes et des femmes sous tension se démenaient frénétiquement dans tous les sens, s’interpellaient par gesticulations sauvages d’un bout à l’autre des pistes ou criaient dans des walkies-talkies tout en essayant de mettre un peu d’ordre dans les opérations de chargement. Sans y arriver vraiment, d’ailleurs.

Carmichael parvint au Q.G. des opérations, bourré de gens hagards vissés à des écrans d’ordinateur. Il connaissait la plupart d’entre eux pour les avoir vus lors de précédentes campagnes anti-incendies. Et ils le connaissaient.

Il attendit une accalmie dans la tourmente et tapa sur l’épaule d’un des régulateurs – une femme. Elle se détourna de son écran, hocha la tête avec des yeux en boules de loto, puis se fendit d’un large sourire en le reconnaissant.

« Mike. Bien. On a un DC-3 de libre pour toi. » Du doigt, elle traça une ligne sur l’écran en face d’elle. « Tu vas balancer des ignifugeants sur cet arc ouest-est, entre Ybarra Canyon et Horse Flats. Ça brûle dans les collines au pied des Santa Susana Mountains ; jusqu’ici, le vent souffle de l’est, mais s’il vire au nord, le feu va tout bouffer entre Chats Worth et Granada Hills, jusqu’à Ventura Boulevard. Et s’il n’y avait que celui-ci !

— Merde ! Il y en a combien ? »

Elle cliqua deux fois avec sa souris. La carte de la vallée de San Fernando précédemment affichée sur l’écran s’effaça dans un tourbillon, remplacée par l’intégralité du bassin de Los Angeles. Carmichael en resta pantois. Trois grosses rayures écarlates indiquaient les zones d’incendie : celle-ci, à l’extrémité ouest du tableau, le long des Santa Susana, une autre, presque aussi épaisse, très loin vers l’est dans les prairies au nord de l’autoroute 210, du côté de Glendora ou de San Dimas, et une troisième dans la partie est d’Orange County, derrière les collines d’Anaheim.