« Tu vois, la-mer est à tout le monde ! »
La vedette s’éloigna. Le garçon tendit le poing :
« Salauds ! »
D’autres rires lui répondirent. À bord du chris-craft, l’un des hommes dit à celui qui tenait la barre :
« Remontons ! Si ce cornichon allait porter le pet et que S.S. l’apprenne, ça chaufferait pour nous ! »
Philosophe, l’autre lui répliqua :
« Qu’il aille se faire voir ! On s’emmerde tellement sur ce rafiot !… »
Wanda jouait à ne pas se voir dans l’unique miroir de l’appartement qu’elle n’avait pas encore cassé, celui de la salle de bain. C’était un jeu étrange : Wanda passait devant le miroir en sautillant, de profil, essayant d’accrocher son image sans détourner la tête, en un dixième de seconde, fermant précipitamment les yeux quand la vision d’elle-même qu’ils captaient risquait de devenir trop précise. Parfois, elle l’abordait de dos, exécutant une pirouette rapide pour se retrouver face à lui, mais si brièvement qu’elle ne pouvait voir qu’une vague forme blanche, rendue plus floue encore par la vitesse de son mouvement.
Après plusieurs tours de cet épuisant manège, elle serra les poings, se mordit les lèvres et voulut s’obliger à s’immobiliser pour oser se regarder une bonne fois : impossible, c’était plus fort qu’elle, elle ne pouvait pas.
À pas lourds, elle retourna dans la chambre et s’affaissa sur le lit en sanglotant, frappant de ses deux poings fermés le matelas et les oreillers, dans une rage mêlée de larmes, de gémissements, d’injures et de phrases sans suite. Elle n’avait sur elle qu’un grand peignoir blanc, frappé sur le devant de la lettre « P », initiale du nom du bateau, le Pégase. Une heure plus tôt, elle avait renvoyé sa femme de chambre personnelle, pressentant depuis le matin la crise qui allait la secouer. Socrate l’avait laissée seule à bord. Elle était perdue. Cela la prenait de temps en temps, depuis son enfance, et ni le succès, ni la richesse, ni les perpétuels hommages auxquels elle était en butte n’avaient jamais eu la moindre influence sur ces états morbides et dépressifs qui la laissaient vidée, ravagée, étrangère à tout et absente à elle-même. Son physique sans égal avait beau lui avoir valu l’idolâtrie à vie de tous ceux qui l’avaient vu danser une seule fois, cela ne lui enlevait pas la panique qu’elle éprouvait devant sa propre image : elle ne se plaisait pas, elle ne s’aimait pas.
Pire : elle se détestait et, avec elle, tous ceux qui ne la détestaient pas. Plus on lui répétait qu’elle était belle, plus elle avait envie de se cacher, ou de mourir, comme sous le poids d’une intolérable insulte. Sur la vingtaine de films qui avaient été tournés pour immortaliser la perfection de son art, elle avait consenti à n’en voir qu’un seul, le premier et le dernier : épouvantée par la vision de cet insupportable double qui semblait la narguer sur l’écran, refusant de le reconnaître pour le reflet évadé d’elle-même — et dont son corps et son visage avaient pourtant fourni le modèle — elle s’était enfuie de la salle de projection, s’arrachant à un danger qu’elle n’arrivait pas à définir mais qu’elle percevait comme la menace d’un coup de couteau.
Depuis cette expérience atroce, elle n’avait plus jamais voulu se voir, pas davantage qu’on la voie en dehors d’une scène. Elle fuyait les lieux publics, qui lui causaient une angoisse viscérale, refusait de traverser une rue, était incapable de mettre les pieds dans un magasin. Pendant des années, les reporters avaient vainement tenté de la piéger, faisant le guet des nuits entières devant les différents palaces où elle élisait périodiquement domicile selon son caprice, son humeur ou les saisons, un jour ici, plus loin le lendemain, perpétuelle nomade, partout et toujours. Pourtant, elle ne dansait plus depuis des années, mais sa légende, tenace, lui collait à la peau et la poursuivait probablement jusqu’à la mort. Ses pleurs redoublèrent. Aux approches de la cinquantaine — en tout cas, c’est l’âge qui était inscrit sur son passeport — elle craignait paradoxalement que cette perfection physique, source de tous ses malheurs, ne l’abandonnât.
Bien qu’elle eût passé sa vie à la renier, elle ne comprenait pas pourquoi elle tremblait à l’idée de la perdre. Pourquoi, au moment où l’âge s’apprêtait à lui sculpter une apparence inconnue — mais qu’elle redoutait secrètement — voulait-elle, désespérément, s’accrocher à l’ancienne, malgré les tourments qu’elle lui avait valus ?
Elle sauta brutalement du lit, se mit debout, ôta son peignoir et retourna avec résolution dans la salle de bain, décidée à savoir où elle en était réellement. Elle s’approcha du miroir. À l’instant où son image allait s’y réfléchir, elle sembla se ratatiner et en détourna promptement les yeux, n’en percevant qu’un contour mou et imprécis dans une vision marginale.
À pas lents, elle revint dans la chambre et prit sur l’unique commode l’objet dont elle ne se séparait jamais, une énorme paire de lunettes noires qu’elle chaussa, faisant passer l’extrémité des lourdes branches d’écaille sous sa chevelure dont elle corrigea le désordre par un tapotement de la main à la hauteur des tempes. Elle faillit retourner dans la salle de bain, hésita et vint se rasseoir sur le lit. Elle avait tâté de toutes les ascèses, espérant que des disciplines fumeuses et ésotériques viendraient à bout de ses angoisses. Sur un plan d’hygiène, jamais d’alcool, pas de viande, des légumes cuits à l’eau. Pas de maquillage non plus. En guise de robes, des draperies amples qu’elle faisait acheter par sa gouvernante dans des décrochez-moi-ça de banlieue, toujours assez bonnes pourvu qu’elles masquent cette silhouette abhorrée qui continuait pourtant à faire rêver trois générations d’imbéciles. Son luxe à elle, c’était de s’isoler en toutes saisons sur une plage déserte et de se jeter à l’eau toute nue, que la mer soit glacée ou pas, pour y nager avec volupté pendant des heures, défiant le froid et la fatigue, orgueilleuse jusqu’à la folie de ses ascendances russes.
Elle fut saisie d’un nouvel accès de rage et se tordit sur le sol, essayant de le mordre, roulant sur elle-même, se contorsionnant. Puis, elle se mit à quatre pattes, la tête pendant entre les épaules comme un poids mort au bout du cou, et elle la secoua dans tous les sens, poussant des gémissements, lèvres closes, les cheveux balayant les tapis précieux recouvrant la marqueterie du parquet. Enfin elle roula sur le dos, éleva ses jambes à la verticale, cambra les reins et ramena doucement le bout de ses pieds en direction de ses épaules, jusqu’à ce que ses genoux se trouvent placés de part et d’autre de son visage, qu’ils encadrèrent en touchant le sol. Elle se figea dans cette position, longtemps, statue immobile et minérale.
Au bout de plusieurs minutes, son corps, parcouru d’imperceptibles frémissements, sembla reprendre vie. À nouveau, ses jambes se dressèrent à la verticale pour revenir, en souplesse, à leur point de départ. Elle se remit enfin debout et amorça une troisième expédition vers la salle de bain. Cette fois, elle aborda le miroir de face, les yeux fermés. Elle fit glisser son peignoir mais garda ses lunettes sur le nez.
Mentalement, de toutes ses forces, elle se donna l’ordre de rouvrir les yeux, imaginant avec malaise ce qu’ils allaient voir : une grande femme presque maigre, un peu osseuse, le corps très blanc centré sur le pubis d’un noir absolu, le regard camouflé sous les énormes verres fumés. Au moment où elle allait oser se regarder, on sonna à la porte. À la fois furieuse et intensément soulagée, elle s’éloigna d’un pas de la zone dangereuse et rouvrit les yeux, sans que la blancheur du mur ait pu lui renvoyer quoi que ce soit d’elle-même.