— Merde ! » cria Kirillis…
Du doigt, il désignait une silhouette accrochée à la passerelle, glissant, trébuchant :
« Nom de Dieu !… rugit le Grec.
— J’y vais !… lui répondit Kirillis en écho.
— Restez où vous êtes !… Pilotez, je me charge du reste ! »
Il lutta un instant contre la porte que la pression du vent rabattait sur lui. Il avança aussi vite qu’il le put vers la Menelas qui était maintenant à genoux, ballottée comme un paquet de chiffons. Elle était bloquée, ne pouvant ni aller de l’avant ni revenir à son point de départ. S.S. progressait lentement, secoué, chahuté, dérapant, grognant, jurant…
« Tendez-moi la main ! » hurla-t-il dans la rafale.
D’un hochement de tête, elle lui signifia qu’elle ne le prouvait pas. C’était une situation imbécile. Elle était collée au pont, soudée au montant métallique de la rambarde. Lui-même avait à peine assez de toutes ses forces pour ne pas être arraché du pont. Profitant d’une seconde d’accalmie, il s’agenouilla auprès d’elle, rivant ses deux mains contre les siennes. Il parvint à en dégager le bras gauche qu’il passa autour de ses épaules. Elle leva les yeux sur lui. Ils se regardèrent avec intensité. Ce fut tout. Tout était dit. Des mèches de ses cheveux giflèrent le visage du Grec. Il lécha le sel de sa propre peau mélangé au sel de ses cheveux. Il sentait ses épaules trembler sous sa main.
« C’est malin… », dit-il.
Sans répondre, elle nicha sa tête contre sa poitrine. Son parfum, si près, lui serra le cœur. Déjà, elle se dégageait.
« Accrochez-vous à moi !… On va tenter de rallier le salon… »
Là-haut, Stavenos et Kirillis n’en perdaient pas une miette.
Quand la tempête fut calmée sur la mer, elle éclata à bord du Pégase. Les agonisants avaient repris du poil de la bête. Chacun en voulait au Grec et à la Menelas de n’avoir pas été malades avec les autres. Exactement comme s’ils avaient manqué de tact et enfreint les règles tacites de la courtoisie. Lord Eaglebond se réconfortait au Chivas. Lady Eaglebond, elle aussi, y allait de sa topette. Stany Pickman ne pardonnait pas à Socrate de l’avoir invité à une croisière sans avoir la certitude que le temps resterait beau.
Le mal de mer avait laissé des traces sur son superbe visage buriné ; des cernes peu photogéniques et un teint blafard. Nancy avait vainement tenté de le réconforter. Il avait fallu qu’elle se fâche pour le faire sortir de sa cabine pour le dîner. D’ailleurs, personne n’avait faim, sauf Nut qui s’était endormie avant le début de cette fin du monde et qui se réveillait fraîche et rose cinq heures plus tard. Hargneux, Mimi avait sèchement prié le Grec de les déposer aussitôt que possible dans le premier port. Il avait souffert le martyre dans son appartement envahi par le Beechstein qui se baladait d’un bout à l’autre, du lit à la commode, dangereuse masse à roulettes qui menaçait de l’écraser. Quant à Lena, elle était doublement vexée. Elle se vantait volontiers d’être allergique à toute forme de nausées. Trahie par son corps, elle l’était aussi par son mari et son indésirable invitée.
Le dîner se traîna dans une ambiance détestable. Lena et Mimi, complices involontaires, surveillaient simultanément Socrate et Olympe, qui n’osaient échanger un regard de peur que leurs yeux ne racontent ce qu’ils ne s’étaient pas encore dit. Il fut convenu que le Pégase rallierait directement Saint-Tropez au cours de la nuit à venir, alors que le projet initial prévoyait une escale d’un jour à Cannes. Personne ne prit du dessert. Nul ne voulut aller flâner sur le pont. Pourtant, les étoiles brillaient, l’air était doux, la mer plate et lisse. Il y eut des bonsoirs assez froids, on prétexta des migraines ou des maux de cœur. Chacun regagna sa cabine pendant que le yacht, tremblant de toute sa carcasse comme une haridelle blessée, traçait sa route sud-sud-est.
L’incident éclata le lendemain à dix heures du matin, pour rien, ou presque. Le ménage Menelas venait de prendre congé des hôtes du Pégase sur le château arrière du yacht. Entre Lena et Olympe, la poignée de main avait été plutôt fraîche. Socrate raccompagnait ses invités jusqu’au bas de la passerelle. Le moment des adieux était venu.
« Merci pour ce très agréable voyage… dit Mimi sèchement.
— J’ai été ravi de vous avoir à mon bord… », dit le Grec sur le même ton.
Cinq mètres plus loin, deux marins aidaient un chauffeur en livrée à empiler dans le coffre d’une Cadillac noire les bagages de ses maîtres. De l’autre côté du quai, des vacanciers matinaux prenaient paresseusement leur petit déjeuner à la terrasse de chez Sénéquier. Au moment où ils se serraient la main sous l’œil méfiant de Mimi, Socrate prononça brièvement deux phrases en grec qui firent naître un sourire sur les lèvres de la Menelas. Elle hocha la tête et, toujours dans la même langue, roucoula trois mots. Exaspéré, se sentant étranger à ce dialogue qui se déroulait pourtant sous son nez, Mimi porta vivement les yeux sur Satrapoulos qui éclatait de rire en dévorant sa femme du regard.
« Goujat !… cria Mimi en s’agrippant à la chemise de Socrate… J’en ai marre de vos ronds de jambe, de vos manières de rustre ! Ça n’est pas parce que vous avez de l’argent et que vous l’étalez comme un paysan qu’il faut vous croire tout permis !… Et vos cadeaux ! D’ailleurs… (il désigna la broche en rubis, présent du Grec, que la Menelas portait sur son corsage…) Olympe !… Rends-lui son bijou tout de suite !
— Mais enfin, Emilio !… Qu’est-ce qui te prend ?… Tu es fou de crier comme ça ?… Rentrons, c’est stupide !…
— C’est la Menelas !… affirmèrent les badauds.
— Et l’autre, le petit costaud à lunettes, c’est Satrapoulos !…
— Dis donc !… Qu’est-ce qu’ils vont se mettre !
— Emilio, je t’en prie, ne fais pas de scandale ! »
Socrate saisit la balle au bond :
« Cher ami c’est ridicule !… C’est une horrible méprise !… Venez !… Remontons sur le bateau… Allons reprendre un verre !
— Jamais !… Vous m’entendez, jamais !… »
Autour d’eux, il y avait maintenant un cercle de curieux qui avaient allègrement abandonné leur café pour le pugilat. La Menelas eut une réaction de chef : elle saisit Mimi à bras-le-corps et le poussa dans la Cadillac tout en vérifiant d’un geste instinctif si sa broche était toujours en place. Pendant que la limousine démarrait, le Grec eut le temps d’apercevoir Emilio qui lui tendait le poing. Ravi intérieurement, il se composa un air sévère à l’usage des spectateurs. Et se heurta à Lena en voulant remonter à bord. Elle était défigurée par la colère :
« Bravo, c’est complet !… Décidément, partout où elle passe !… »
Socrate voulut répondre. Lena lui tourna le dos, escalada la passerelle et s’engouffra dans le bateau.
Il était midi. Socrate se déployait en gentillesses pour Nut, Lord et Lady Eaglebond, Stany et Nancy Pickman. En personnes qui savaient vivre, les uns et les autres avaient feint de ne pas s’apercevoir qu’une bagarre avait éclaté sur le quai. Pas de commentaires. Les adieux officiels s’étaient déroulés sur le pont arrière, c’est tout ce qu’ils voulaient savoir. Les Pickman devaient repartir le soir même pour Monte-Carlo, où ils avaient une résidence. Les Eaglebond n’étaient attendus à Londres que le lendemain après-midi — l’avion de Socrate les y emmènerait de Nice. Lena s’était esquivée, invoquant un malaise subit. Le Grec proposa :