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« Alors, ça vous plaît ?… »

Ils arrivaient sur le pont arrière. C’est à ce moment-là qu’il aperçut Lena.

Elle était toute seule, affalée dans une chaise longue, un verre à la main, un magazine sur les genoux, vêtue d’un ensemble pantalon-chemisier vert bouteille de chez Givenchy. En voyant Socrate tenant deux filles nues par le bras, suivi d’une troisième aussi nue que les deux autres, son maxillaire inférieur sembla se décrocher. Interdit, Socrate stoppa net. Au prix d’un énorme effort, il se ressaisit et lança aux filles d’une voix joviale, familière :

« C’est Helena, ma femme. Elle sera ravie de vous connaître. »

Lena fit un véritable bond. Sa mâchoire claqua avec la force d’un ressort. Elle essaya de reprendre son souffle, trop bouleversée pour articuler quoi que ce soit. Navré, conciliant, Socrate, bras ouverts, fit deux pas vers elle :

« Lena… C’est un malentendu…

— Ne m’approche pas !… hurla-t-elle soudain… Demain… Demain !… Mon avocat !… »

Elle fit un crochet et se mit à courir, les bras tendus en avant, comme une aveugle.

On croyait avoir tout vu sur le port de Saint-Tropez, cette Sodome du XXe siècle. Eh bien, pas du tout ! Hier matin, vers les 10 heures, l’armateur Satrapoulos s’est fait agresser devant son propre yacht par Emilio Gonzales del Salvador. Cela ne vous dit rien ? Mais si ! Il s’agit de « M. Menelas », immédiatement surnommé, après le drame : « le chauve aphrodisiaque ». Au cours d’une croisière qui les ramenait de Palma, Emilio, « Mimi » pour les intimes, délaissant sa panthère d’épouse, a fait une cour assidue à la belle Lena Satrapoulos. On ne sait si elle a répondu à ses avances, mais, au cours d’une tempête terrible, ils sont restés sur le pont alors que tous les autres, malades se bourraient de comprimés contre le mal de mer. À l’arrivée, Satrapoulos reprocha à son épouse d’avoir abusé d’une nausée passagère pour se livrer à « une inconduite notoire ». Mimi s’interposa. Coups et horions. Malheureusement, tout le monde dormait encore à Saint-Tropez et, seuls, quelques pêcheurs d’oursins ont pu se régaler du spectacle. Pour séparer les antagonistes, il a fallu que Lord Eaglebond et Stany Pickman, autres passagers de marque, s’en mêlent. Quant à la Menelas, elle s’est jetée sur Lena, qu’elle a traitée de « voleuse de mari », et l’a mordue cruellement au bras. Ce n’est pas tout. Deux heures plus tard, Satrapoulos, l’un des derniers séducteurs internationaux, dans la lignée des Ali Khan, Porfirio Rubirosa ou Juan Cappuro, vexé sans doute d’avoir joué les victimes, se vengeait à la grecque en invitant à son bord une vingtaine de filles absolument nues. Ivre de jalousie, Lena, le bras couvert de pansements, contacta son avocat pour le prier d’entamer une procédure de divorce. Aux dernières nouvelles, elle est partie pour Saint-Moritz afin d’y rejoindre ses deux bambins, les jumeaux Achille et Maria, qui s’y trouvent en villégiature. Toutefois, avant de laisser parler son cœur de mère, Lena, en mordue inquiète, a tenu à se faire faire une piqûre antitétanique. Pour ne pas être en reste, la Menelas se rendait au même moment chez un autre médecin pour y subir une injection antirabique. Laquelle de ces deux dames en colère contaminera l’autre ?

Le Grec, écœuré, froissa le quotidien qui puait l’encre fraîche. Il avala une gorgée de café noir sans sucre. L’article était titré : QUAND LES MILLIARDAIRES SE BATTENT COMME DES CHIFFONNIERS, et signé par un certain Jean-Paul Sarian. Quel con ! Comment pouvait-on imprimer de tels bobards ? Évidemment, il y avait ce petit détail qui ne lui déplaisait pas, en deuxième colonne, quand le pisse-copie le désignait comme « l’un des derniers séducteurs internationaux dans la lignée des Ali Khan, Porfirio Rubirosa ou Juan Cappuro ».

Juste compensation dans ce déluge de contrevérités. Avec les journalistes, le jeu de Socrate était de ne jamais faire de confidences pour qu’on écrive un maximum de choses sur lui. Quand on lui apportait les masses de journaux où il était cité, il avait l’impression d’exister. Évidemment, il jurait détester qu’on parle de lui, se gardant bien d’ajouter qu’il aimait encore moins qu’on n’en parle pas. Mimi faisant la cour à Lena, quelle blague ! Et lui-même dans le personnage du cocu ! Il eut envie d’envoyer un autre cadeau à la Menelas, rien que pour provoquer son minus de mari.

« Monsieur… Il y a une dame qui vous demande sur le pont… »

Céyx avait sa tête des bons jours, le faux jeton parfait…

« Quelle heure est-il ?

— Dix heures, monsieur.

— Qui est la dame ?

— Mme Médée Mikolofides, monsieur. »

Stupéfait, le Grec lui jeta un regard haineux et sauta de son lit : Lena avait promis de lui envoyer ses avocats, voilà qu’elle lui dépêchait sa mère !

« Pourquoi l’as-tu laissé monter à bord, crétin !

— Elle est montée toute seule, monsieur.

— Ça va !… File !… J’y vais. »

La tuile ! Pour que Lena appelle maman à la rescousse, il fallait que les choses tournent mal ! La vieille avait sans doute rappliqué de Grèce sur un coup de téléphone. Il enfila un pantalon, ne réussit pas à y faire entrer complètement les pans de sa chemise et se lança un coup d’œil navré dans le miroir de sa salle de bain : sans ses lunettes, il trouvait à sa tête une certaine similitude avec celle d’un toucan. Il haussa les épaules. Il savait qu’il était plutôt laid, mais agissait comme s’il était toujours le plus beau. On finissait par le croire. Sa fortune faisait le reste.

Quand il arriva sur le pont, sa belle-mère lui tournait le dos, tapant du pied avec impatience. S.S. prit contact en douceur :

« Médée… »

L’autre fit volte-face :

« Espèce de salaud !

— Médée… », s’étonna le Grec d’un ton apaisant.

De la main droite, il pétrissait convulsivement la liasse de dollars enfouie dans sa poche comme si, dans cette situation périlleuse, il en eût attendu le salut.

« Qu’est-ce que c’est encore que cette nouvelle connerie !… », brailla la veuve de sa terrifiante voix éraillée. Un grand silence s’était établi sur le Pégase : c’était l’heure douce où les matelots dégustent le lait de la revanche. S.S. tritura les billets avec frénésie…

« De quoi voulez-vous parler, Médée ? »

Le Grec avait toujours été impressionné par sa belle-mère. D’abord parce qu’elle était déjà l’un des plus riches armateurs du monde quand lui-même traînait la savate. Ensuite, parce que, dans la farouche concurrence qui les opposait, il n’avait pas encore trouvé le moyen de saper sa puissance. Enfin, parce que la vieille affectait à son égard des airs maternels et protecteurs que Socrate avait le plus grand mal à encaisser.

« Qu’est-ce que vous avez fait à ma fille, salaud ?… »

Malgré son hâle, le teint de S.S. devint cireux… La voix tremblante, il siffla :

« Répétez !…

— Oui, salaud !… Je ne permettrai pas qu’un aventurier à la manque fasse de la peine à ma petite Lena !

— Comment ?… Comment ?… bégaya Socrate.

— Si par malheur elle se plaint encore une fois, une seule, je vous casse les reins !… Je vous renverrai au ruisseau, moi !… J’en ai bouffé de plus coriaces ! »

Le Grec se sentit envahi par une coulée de lave brûlante. Hormis sa mère, personne au monde n’avait jamais osé le traiter en petit garçon. Il allait la tuer… Le bateau, le ciel, la mer, tout devint flou et sombre. Le noir. De petits filaments pourpres voltigèrent devant ses yeux. Il entendit sa propre voix comme si elle venait d’un autre…